L'annonce faite au psychotique
Paul WIENER
Au cours de l'évolution d'une psychose, de la psychose
latente vers la psychose manifeste, un
changement d'objet s'accomplit. Les objet: habituels, réels, ordinaires, sont remplacés par des objets hallucinatoires délirants. Ce changement d'objet est marqué
dans certaines psychoses par un moment
transitionnel. On observe ce dernier après-coup. Ce moment n'est pas retrouvé dans la schizophrénie et il change certainement
d'allure dans la paranoïa. Ces dissemblances trouvent leur justification dans les différences de l'organisation
psychique de ces malades. Le phénomène qui marque le changement d'objet
lors de la décompensation psychotique est
relativement peu connu. Je chercherai ses rapports à la structure psychique porteuse après l'avoir brièvement exposé.
Vignette clinique
Une adolescente
africaine de seize ans, en France depuis l'âge de quatre mois, vit dans la famille
nombreuse de ses parents adoptifs. Elle est trop sage, trop docile, trop studieuse. Elle n'a pas
de relations amicales. Confidente de la
mère, elle la remplace souvent auprès des autres enfants. Un jour, alors qu'elle surveille le goûter des frères et
soeurs, elle entend une voix d'homme
: "sors". Elle a le sentiment évident qu'elle est trop enfermée. Sort aussitôt, marche pendant deux heures qui
lui paraissent lumineuses, peuplées, agréables.Quelques semaines plus tard
apparaît un épisode psychotique aigu, au contenu délirant riche, à la
conviction totale : on lui a jeté un sort, on l'a
fait se transformer, plusieurs fois par jour, en cheval, en sorcière, en
bébé, en pédé, en femme adulte. C'est l'oeuvre d'une de ses tantes qui voudrait la séparer de sa
mère.Le délire dissipé, elle est passive, silencieuse, n'a envie de rien,
n'est plus gênée par le bruit de ses
frères et soeurs. Son intérêt s'éveille quand on lui parle de ce premier moment hallucinatoire. Elle en parle avec
précision, sourit.
Vécu psychotique intial
D'autres malades, psychotiques chroniques, ou rétablis après un épisode aigu, m'ont fait part, à titre de confidence,
d'une expérience personnelle de ce type. J'ai décrit ces expériences,
sous le nom de vécu psychotique initial ou
d'initiation. Il s'agit d'un souvenir qui relate un événement souvent mineur auquel le malade attribue
rétrospectivement beaucoup d'importance. Parfois, comme
chez notre adolescente, c'est déjà ne expérience hallucinatoire.
Ailleurs l'importance affective accordée à l'événement contraste avec son
insignifiance objective. Les malades n'en
parlent pas toujours facilement. Certains en gardent le secret, le considèrent
peut-être comme leur trésor précieux. Pour la plupart c'est le souvenir d'un moment de bonheur. Le contenu du délire aigu qui suit le vécu psychotique initial
n'a, en général, aucun rapport
manifeste avec celui-ci. A L'apaisement de l'épisode, l'amnésie va recouvrir
largement les idées délirantes et les hallucinations qui ont peuplé la
conscience du malade. Mais le souvenir du vécu psychotique initial ne
sera pas effacé.
Qu'est-ce qui a bien pu se passer chez notre
adolescente avant la production du vécu psychotique initial ? Son
économie psychique s'est progressivement
appauvrie. Elle est devenue trop sage, trop docile, trop studieuse, elle
était "trop enfermée" à la maison. En l'absence d'investissements rentables, les satisfactions
manquent. Dans cette situation le
sujet de structure spychotique, dont la psychose est
encore latente, en arrive
pratiquement à renoncer aux objets. Des insuffisances onto-psychogénétiques
sont à l'origine de ces défaillances. L'existence même d'objets réels, adéquats aux buts pulsionnels, aptes à conduire
à la satisfaction des désirs, se trouve comme refoulée. Le psychotique n'arrive
pas à se servir d'un objet réel pour les besoins de son économie psychique. Ne pas parvenir à posséder les objets libidinaux réels, être incapable d'établir une relation
objectale, veut dire ne jamais arriver
à réduire le clivage entre objets externes et internes, ne pas réussir à les
faire coïncider. Comme une rivière, empêchée de suivre son cours par un obstacle se cherche un lit de
contournement, de même le psychotique pallie à son incapacité de
satisfaire ses désirs en mettant en scène des manipulations
anti-physiologiques, telles les stéréotypies,
les hallucinations, des délires ou plus rarement des perversions. L'incapacité d'établir de véritables
relations objectales est à l'origine du déséquilibre de l'économie
psychique. Elle pousse vers la décompensation.
Le processus psychotique va pouvoir se déclencher. Les raisons
économiques déterminent ainsi les changements topiques et dynamiques dont
résultera la psychose manifeste.
Le vécu psychotique initial est le retour
illusoire de l'objet prometteur.
Tout à coup le sujet redécouvre l'objet qui garde encore ses liens avec le monde réel, l'extérieur, le hors-Soi. Ce sont les retrouvailles avec l'objet réel refoulé, en tant que médiateur
indispensable de toute relation. Le
sujet, notre adolescente, se remet à espérer et baisse sa garde devant
la pression pulsionnelle, contre laquelle la plupart des psychotiques de structure conduisent une lutte
permanente et désespérée. Les
défenses du Moi mises ainsi hors d'usage, l'envahissement pulsionnel se
réalise. Le sujet plonge dans l'épisode psychotique aigu.
Du point de vue économique le vécu psychotique
initial donne au sujet l'illusion
d'avoir à sa disposition un objet permettant la satisfaction de ses désirs. Du point de vue dynamique le
vécu est aconflictuel. Enfin, c'est important, du point de vue topique, l'objet du vécu psychotique
initial est une possession transitionnelle.
Le vécu psychotique initial est un vécu transitionnnel
L'objet transitionnel, comme on le sait depuisWinnicott, appartient à la fois au
monde intérieur et extérieur. Ce n'est pas tout à fait un objet mais
c'est une authentique possession. Le vécu psychotique initial génère une telle possession transitionnelle. On
peut répéter à propos de ce vécu ce
que disait Winnicott de la possession transitionnelle de l'enfant : la question de son appartenance au monde
extérieur ou au monde intérieur du
sujet ne doit même pas se poser. Par contre, en ce qui concerne le délire, c'est précisément cette
question qui se pose avant toute
autre. Le délirant cherche à se convaincre par tous les moyens que le contenu de son délire lui est imposé
de l'extérieur, alors que pour l'observateur le délire appartient
exclusivement au délirant.
Chez l'enfant la possession transitionnelle aménage
le passage de ce qui est exclusivement
le Moi vers le non-Moi. Chez le psychotique le sens du processus est
inversé par rapport à ce qui s'est passé au cours de l'enfance. Ici, au lieu de se différencier, dedans et dehors, Moi et non-Moi vont fusionner. Une transition régressive est
ainsi aménagée entre le monde réel des objets inacessibles
pour le psychotique et l'univers des objets délirants façonnés sur mesure qui
va bientôt émerger. Le vécu psychotique
initial répond ainsi à une fonction. Il médiatise le changement d'objet du processus psychotique.
L'impossible objet vient remplacer l'objet impossible.
Le
vécu psychotique initial est, me semble-t-il, produit à l'orée des épisodes aigus. L'épisode aigu passé, qu'adviendra-t-il
du souvenir du vécu psychotique
initial ? Son avenir me semble différent selon l'évolution de la
pathologie. En ce qui concerne notre adolescente, son destin n'est pas encore joué.
Nous pouvons espérer son rétablissement. Une évolution déficitaire, psychotique chronique
n'est pas, malheureusement, non plus
exclue. L'entrée dans la schizophrénie est l'éventualité la plus grave.
La schizophrénie, comme l'a rappelé H. Ey est à la fin de l'évolution de la
maladie, et non à son début.
Le souvenir du vécu psychotique initial subsiste et
il garde une fonction dans l'organisation de l'économie psychique des
malades guéris ou chronicisés. Chez ces derniers c'est essentiellement dans les
psychoses hallucinatoires chroniques que je
l'ai repéré. Il résiste à l'élaboration délirante secondaire. De nouvelles idées délirantes peuvent préoccuper le
malade, néanmoins il gardera précieusement le souvenir de son vécu psychotique
initial.
Existe-t-il dans la schizophrénie ?
Si la maladie de notre
adolescente guérit ou si elle évolue défavorablement
vers la chronicité sans dissociation, je m'attendrais, en raison de ce que j'ai pu constater par ailleurs, à ce que
la jeune fille garde aussi le souvenir
de son vécu et continue à lui accorder de l'importance. Par contre, si
elle devait sombrer dans une évolution schizophrénique je ne serais pas étonné
si le souvenir du vécu psychotique initial disparaissait,
ou en tout cas perdait sa signification bénéfique et centrale. En effet, chez
les schizophrènes, quelle que fut l'entrée dans la maladie, je n'ai pas
rencontré de souvenir de vécu psychotique initial. C'est-à-dire que le
schizophrène ne garde pas en mémoire, à l'abri de l'élaboration délirante, le souvenir d'un événement mineur, mais important pour lui, qui a marqué le début
subjectif du processus psychotique. Des souvenances délirantes ne
manquent pas chez les schizophrènes. Mais celles-ci, mobiles,
kaléidoscopiques, sont charriées par des poussées de désorganisations et de
réorganisations qui se succèdent inalssablement tant que
le processus psychotique reste actif. Et surtout elles ont des
significations foncièrement ambivalentes ou franchement maléfiques. La recherche du temps perdu chez le schizophrène n'a guère
le rôle organisateur d'un bon objet stable, d'un souvenir écran bénéfique.
C'est pourtant la signification attribuable, malgré tout, me semble-t-il, au
souvenir du vécu psychotique initial.
Dès lors se pose la question : comment se fait-il
que ce vécu soit absent, ou que son souvenir se désagrège dans
l'après-coup chez le schizophrène ?
Du
point de vue économique il ne dispose pas d'un bon objet de référence auquel
il puisse avoir recours dans les moments difficiles d'ennuis réels ou de
tourments persécutifs. Sa quête de bonheur
psychotique est condamnée à s'égarer dans le
maquis d'une ambivalence déchainée. Or l'objet transitionnel du vécu psychotique
initial est un bon objet stable que
les sujets conservent soigneusement à travers les avatars de la pathologie. L'absence du bon objet de recours
chez le schizophrène est-elle une conséquence ou une source de sa
pathologie ? Avec les kleiniens je serais
disposé à croire qu'il s'agit là d'un défaut psychogénétique précoce
que les conditions existentielles ultérieures n'ont pas compensées.
Du point de vue topique la désorganisation
schizophrénique compromet non seulement la seconde mais même la
première topique. La fonction de censure du
préconscient n'est plus assurée. L'envahissement pulsionnel a submergé la communication conscient-inconscient.
La tentative schizophrénique de reprise en mains de la censure ne fait qu'ajouter à la confusion. Les éléments
inconscients continuent à émerger à
fleur de peau alors que des réalités habituellement bien conscientes de
trouvent refoulées.
Le schizophrène, à l'instar de tous les
psychotiques décompensés a tenté de
réaliser un changement d'objet radical. Il n'y est pas parvenu. Le délire
autistique, ainsi nommé par H. Ey, est un
échec de l'élaboration délirante. L'incapacité du schizophrène à créer la
possession transitionnelle est-elle une des raisons d'être de la dissociation
?
Du point de vue dynamique la dissociation permet d'éviter les conflits. Comme on sait, le principe de
contradiction n'est pas respecté, dans
la schizophrénie. Or le changement d'objet psychotique, apporte, en général, au moins une ébauche de solution aux
conflits intra-psychiques du psychotique. Ainsi la dissociation apparaît
comme le pis aller de la dynamique psychique.
Enfin,
du point de vue génétique, la possession transitionnelle dérive d'un niveau de développement relativement évolué.
Or on ne trouve pas dans la
schizophrénie d'authentique palier régressif. Le schizophrène passe, en véritable virtuose de la
régression, d'un niveau à l'autre, sans jamais trouver de manipulations
anti-physiologiques satisfaisantes. Ce n'est
que l'abolition de la vie psychique qui les stabilise dans la démence
schizophrénique.
Et dans la paranoïa ?
Qu'en est-il dans la paranoïa ? Je tiens pour justifié
le rapprochement, d'ailleurs bien
établi, de la schizophrénie et de la paranoïa. En dehors des raisons psycho-génétiques,
connues depuis M. Klein, je pense à l'idée directrice de S. Freud en la
matière : à la défense contre l'homosexualité.
Mais s'agit-il bien d'homosexualité ? Le choix de l'objet sexuel, comme problème, intervient tout de
même relativement tard dans l'évolution. Sans discuter la question faute
de place, je me contenterai d'indiquer, qu'à
mon avis la défense, commune à la paranoïa et à la schizophrénie, est
dirigée contre la passivité. La passivité redoutée serait, en fait, la
soumission à l'envahissement pulsionnel. L'homosexualité,
sous ses différents déguisement en est le principal, sinon
l'unique vecteur thématique.
Les schizophrènes et les paranoïaques refusent tant qu'ils peuvent, me
semble-t-il, tout rôle passif, alors que les paraphrènes et les psychotiques
hallucinés chroniques l'acceptent mieux. Face au danger d'envahissement
pulsionnel schizophrènes et paranoïaques ont une attitude semblable, mais ils
se différencient quant à leurs capacités stratégiques. Le
paranoïaque n'attend pas, comme le fait le schizophrène, que la catastrophe de
la dissociation se produise. Sentant le danger de la surchauffe pulsionnelle, il prend les devants car il
a les moyens de se réorganiser, en
fait, de se surorganiser préventivement, (Racamier). Il évitera habilement le dépérissement de
son économie psychique, faute d'objets et
d'investissements, par l'investissement pulsionnel de ses propres défenses. C'est sa manipulation
anti-physiologique à lui. La paranoïa
n'est pas une durable désorganisation comme la schizophrénie, mais une
réorganisation préventive.
Je ne dispose pas d'observation de vécu psychotique
initial dans la paranoïa. La paranoïa étant plus rare que les psychoses
hallucinatoires chroniques ou les schizophrénies, je ne suis pas certain que ce
vécu soit absent dans l'après-coup de la
paranoïa. Un changement d'objet, un glissement
du réel au délirant a dû bien avoir lieu dans les paranoïas délirantes.
Est-ce qu'ils ont fait appel à ce moment là à des possessions transitionnelles ? Les paranoïaques sont
certainement capables d'en construire,
comme en témoignent leurs performances dans les domaines religieux,
politiques et sociaux. Font-ils un usage extensif du vécu transitionnel ? Construisent-ils autour de ce
vécu, à l'instar de la secrétion d'une perle
autour d'un grain de poussière, le "postulat paranoïaque", ou
les noeuds des intersections du délire en réseau des paranoïas d'interprétation
?
Un problème existentiel, quasiment philosophique,
se cache derrière les apparences psychopathologiques du déploiement des
phénomènes transitionnels dans la psychose,
celui d'être et d'avoir. Pour posséder il faut exister. A défaut, l'appel de la régression ramène être et avoir à leur dénominateur commun. "Katze sein ersetzt Katze haben", "être chat remplace d'en avoir", disait Sandor Ferenczi à propos d'une petite fille qui a perdu son chat. Inconsolable
pendant quelques jours, elle a vite
fait de retrouver sa bonne humeur en imitant le comportement des chats et en miaulant à tue-tête. Cette
régression est engagée dans la
paraphrénie et la psychose hallucinatoire chronique. Incomplète, elle
déclanche la dynamique particulière de la mélancolie.
Le schizophrène est cessé d'être, aussi est-il devenu
incapable de disposer de possession
transitionnelle. Le paranoïaque surabonde d'existence. Mais ses possessions contribuent à l'enfermer dans sa problématique
d'être. Il garde pourtant la nostalgie de la transcendance, finalité première de toute possession. Leur affrontement
propre à la problématique d'être et
d'avoir confrontent sans relâche schizophrène et paranoïa
dans notre questionnement.
BIBLIOGRAPHIE