LA
PSYCHOSE DE L'ENFANT A LA PREMIÈRE CONSULTATION
Paul WIENER
RÉSUMÉ : Récapituler ce qu'on sait de la
psychose chez l'enfant, comment elle l'habite, le hante, alors que la
personnalité est à peine ébauchée et que le développement prend son essor ; se
saisir de ce fantôme,
dont nous redoutons l'apparition dans notre cabinet, comme l'enfant craint la sorcière, le loup, dans ses nuits
; attraper ce voleur qui risque de lui voler sa vie ; utiliser des mots qui n'exigent ni définition ni même d'explication
; tel est le propos de cet exposé. Mots clés : Psychose de l'enfant
— Première consultation.
SUMMARY: Child psychosis at the first meeting. To recapitulate what one knows about psychosis in children, how it inhabits the child, it haunts him, while the personality is hardly roughed out and the development is in full process ; to seize this ghost, whose apparition in our consultingroom we are dreading, just as the child is afraid of the witch, of the wolf in his nights ; to catch this robber who risks to steal his life ; to utilize words which necessitate neither definition nor even explaination; such is the purpose of this account.Key words : Child psychosis — First meeting.
J'ouvre la porte de la salle d'attente. Un enfant et ses parents, une
famille. Un univers, qui se révélera, connu, inconnu,
voire méconnu, c'est selon. Et rarement, peut-être trois ou quatre fois
par an, sur la centaine de nouveaux, un garçon ou une
fille d'âge scolaire évoque la psychose. Je pense à l'un
d'eux. Il n'est pas autiste. Un autiste généralement
ne parle pas, vous refuse, il ne sourit pas, est indifférent même avec ses parents, y compris sa mère. Il
n'apprécie que ce qui relève de son monde intérieur. Tout ce qui vient de
l'extérieur lui apparaît comme foncièrement mauvais. Son développement s'est
arrêté, seule la maturation poursuit son
oeuvre désormais vaine et inhabitée.
Patrice
Non, Patrice, huit ans, est apparemment un enfant comme les autres. Comme je le fais d'habitude, d'abord je discute avec
ses parents, ensuite je le vois seul, en tête à tête, afin de faire sa
connaissance, d'apprendre à le connaître, comprendre qui il est en réalité. Car sa
personnalité m'intéresse bien plus que sa maladie. Et,
pourtant, c'est à ce qui leur est commun, en quoi ils se ressemblent, au
malheur qu'ils partagent, qu'on reconnaît les enfants en souffrance
psychotique.
Entre Patrice et
ses parents, je détecte une sorte d'inadaptation mutuelle. Ils ne sont pas sur
la même longueur d'onde. Manque cette
harmonie si plaisante qu'on admire, à
leurs meilleurs moments, dans les familles
heureuses. Ce n'est pas un manque d'amour. Les parents auxquels je pense aiment leur enfant comme tous les bons parents. Mais leur affectivité
ne passe pas la rampe, n'est pas reçue
par l'enfant. Patrice n'a pas non plus ce côté tournesol, cette
interface relationnelle tournée vers les parents, qu'on remarque, en général, chez les enfants de cet âge. Manque donc
l'avidité relationnelle de l'enfant
normal. Autrement dit, une connotation autistique relationnelle est
malgré tout souvent présente. L'enfant psychotique, bon gré mal gré, est amené à renoncer aux bons rapports
fructueux, même et ses parents. Ou alors, quand il accepte la relation, il
reste confiné dans une relation duelle. Il n'arrivera pas à établir une
relation triangulaire, c'est-à-dire une relation différenciée, différente avec sa mère et son père, adaptée à la spécificité de leur rôle. Il
n'entretient, dans la mesure où il en
est capable et il l'accepte, qu'un seul type de relation. Elle est la même avec
sa mère, avec son père, quand il en
établit une avec ce dernier, ou avec
quiconque. C'est la relation symbiotique. Une relation trop proche,
étouffante, que nous observons fréquemment.
Patrice, lui, ne refuse pas franchement la relation. Mais il ne l'accepte pas non plus
entièrement. Une confusion, subtile mais permanente, trouble tout échange avec lui. C'est comme une distorsion qui affecte tout message émis ou reçu. On estime
qu'une telle confusion traduit
l'incapacité de l'enfant à distinguer
ce qu'il pense inconsciemment être bon pour lui et ce qui pourrait se
révéler mauvais, à discerner ses impulsions agressives et libidinales. On
retrouve chez beaucoup de psychotiques une
telle distorsion. Une mère de deux enfants, dont le plus jeune est psychotique, raconte : « Avec mon fils aîné, je sais à
peu près à quoi m'en tenir ; je suis
capable de deviner ce qui se passe. Pour lui [pour l'enfant psychotique], je
n'ai pas de réponse ». De cette tendance à la déformation
relève également un autre aspect important et bien
connu de la psychose, les distorsions du sens du réel. C'est
au cours de la première enfance que les contraintes de la réalité, celles du temps et de l'espace,
par exemple, sont intériorisées. Ce qui ne s'est pas fait chez les enfants psychotiques. Ceux-ci refusent toutes les
contraintes, même — et surtout —
celles imposées par les règles de la communication.
A l'école non
plus, notre garçon n'est guère branché. Son inadaptation
scolaire alarme les parents. L'insertion scolaire est souvent difficile
pour les enfants que nous suivons au
dispensaire, qu'ils soient psychotiques ou non. C'est donc sur ce qui
leur apparaît comme essentiellement un échec
scolaire qu'insistent d'abord les parents de Patrice ; le garçon reste
solitaire, ne participe pas, ne s'intéresse
pas, n'apprend rien, n'y arrive pas.
Les parents se raccrochent à l'échec scolaire comme à une bouée de sauvetage. Avant de chercher à détecter la souffrance de l'enfant, percevons
la souffrance des parents.
« Ils sont rêveurs », dit-on de ces enfants. Il est, en effet, des enfants rêveurs, comme
dans les poèmes de Jacques Prévert.
Cependant, les rêveurs dont parle Prévert
sont capables de revenir sur terre, et même, dans les cas heureux, de
rapporter leur rêve et de le partager. Ce
n'est pas le cas des enfants comme notre garçon. Ils ne sont jamais vraiment présents, ni à l'école ni ailleurs.
Ils ne se plient pas aux contraintes, qu'elles soient scolaires ou extrascolaires. Passivement, mais fermement, ils
les refusent ; s'exprime ainsi comme une opposition à la réalité même du
monde. Comment l'enfant psychotique en est-il arrivé là? On suppose que, dès le départ, l'enfant, futur psychotique,
pour des raisons encore largement ignorées de nos
jours, a dû chercher son plaisir principalement dans ce que S. Freud a appelé la
satisfaction hallucinatoire des désirs. Le bébé, pense-t-il, hallucine la
satisfaction en attendant qu'elle arrive, imagine boir
du lait quand
il a faim, sans attendre la tétée. Un mirage pour
faire patienter, qui ne doit pas devenir un ersatz. C'est
pourtant ce qui se passe dans les psychoses. En cas
d'échec de ses aspirations, légitimes ou illégitimes, l'enfant
psychotique aura de plus en plus recours à des dérivés
de la satisfaction hallucinatoire des désirs. Plus tard,
ceux-ci pourront éventuellement s'installer sous forme d'hallucinations et
de délires.
Pendant l'entretien avec sa mère, les lèvres de Patrice remuent.
On l'entend murmurer des paroles inaudibles. Ce n'est pas encore une
hallucination, à cet âge précoce, les
hallucinations sont rarissimes. Mais cette façon de se dire les choses est fonctionnellement un précurseur éventuel. Il ne délire pas non plus. On
n'observe à cet âge que ce qu'on
appelle les délires de rêverie, un récit débridé dans lequel la part de la
réalité et celle de l'invention sont
impossibles à démêler. C'est ainsi que j'ai
entendu autrefois raconter par un autre garçon le débarquement des martiens, sans que j'arrive à
distinguer ce qu'il a pu voir à la télévision, ce qu'il a inventé, et
ce à quoi il croyait vraiment comme à une réalité.
Le développement
Leur développement défectueux
n'a pas permis aux enfants psychotiques d'élaborer
une conduite fonctionnelle et instrumentale ferme. La
capacité d'établir des relations d'objet ne se
met jamais bien en place. Le sujet n'accède pas à la possibilité de se servir
des objets réels pour en tirer satisfaction. Le
plaisir et les actes physiologiques qui le suscitent
dépendent en effet, à l'origine, de mécanismes distincts. Le
plaisir n'est pas assuré, une liaison doit s'établir entre la
capacité de plaisir et l'acte. Boire du lait et y prendre
plaisir sont deux processus différents qui doivent s'étayer l'un sur l'autre. Chez
le futur psychotique, cet ajustage ne se
fait pas ou se fait mal. L'alimentation, les autres actes, physiologiques ou encore relationnels, sont accomplis sans
plaisir, sans participation authentique de l'enfant. Celui-ci cherche son plaisir ailleurs, d'une manière
autoérotique, antiphysiologique. Comme
l'écoulement d'un filet d'eau est dévié par un
obstacle posé sur son chemin, de même l'évolution, la progression des lignées
de développement de l'enfant psychotique sont entravées et détournées par ces
insuffisances si précoces. L'enfant psychotique trouve ainsi des
dérivatifs. Ce sont des actions anti
physiologiques. L'enfant qui a recours aux mécanismes antiphysiologiques découvre des possibilités de manipuler
son corps et ses fonctions corporelles en marge, sinon à contre-pied du fonctionnement et du développement
habituels.
Les actes tels que bouger, manger, aimer, ne seront pas
réalisés dans leur plénitude psychique et somatique par l'enfant psychotique.
Il est souvent obligé de se contenter d'ersatz. Par exemple, il ne joue que
rarement. Il exécute, à la place des gestes
du jeu, des gestes stéréotypés :
secoue une ficelle, ramasse et laisse tomber des cailloux. Patrice, dont j'ai parlé tout à l'heure, agite ainsi un
bout de chiffon dès l'âge de dix-huit mois. « Ça me fait du bien », dit-il. De véritables jeux stéréotypés s'organisent parfois : un autre garçon fait
tourner un verre comme une toupie. Quand le mouvement tournant se ralentit, il rattrape le verre à ladernière seconde et le fait habilement repartir. (Observation communiquée par le Dr François Douche) Un adolescentpsychotique, Christophe, remonte un gros
réveil mécanique, le place sur le rebord d'un réfrigérateur en position
instable et attend que la sonnerie le fasse
vibrer et éventuellement tomber.
La tête de ces enfants ne semble pas contenir ce qui fait l'ordinaire de la
pensée de nos enfants. A quoi pensent-ils donc? On remarque facilement que ces
enfants sont angoissés. Dé toute façon, l'enfance connaît la peur. Les phobies, la peur de l'obscurité, des petits
et des grands animaux en témoignent. Mais l'enfant
psychotique, lui, est dominé, parfois écrasé par l'angoisse. Dans mon cabinet, par exemple, il guettera les bruits qui
s'infiltrent de l'extérieur, éprouvés là comme menaçants. Et, surtout, l'enfant
porte en lui l'empreinte de violences potentielles dont la menace imprègne son
imagination.
Les fantasmes archaïques
Patrice, par exemple, est sur la défensive et tendu, a
peu de mimiques, reste à l'affût. Il dispose pourtant de défenses relativement
évoluées. Il me dira, par exemple, quand je
lui annonce que nous allons rester ensemble : « D'accord, mais pas trop
longtemps. » Il tente de passer rapidement
sur ce qui peut présenter un danger
: mes questions concernant les contenus des films qu'ils a appréciés, ce
qu'il a compris des informations à la
télé, le récit de ses rêves. Il passe sans discontinuité au coucher, du coucher au sommeil, ensuite au réveil et au petit-déjeuner, à sa journée, et
continue ainsi sans s'arrêter. Ses
copains? Il énumère toute la classe.
C'est une sorte de fuite en avant. Le danger qu'il redoute est le réveil
de ses propres fantasmes archaïques. On appelle ces fantasmes « archaïques », parce que la
théorie pense pouvoir les détecter très tôt chez tous les
jeunes enfants. Rapidement, ils s'amendent, s'adoucissent
et se transforment. Cependant, les contes de fées,
qui sont, en fait, souvent des contes de sorcières, et
leurs versions modernes télévisées, sont là pour nous rappeler
le poids de l'horreur dans la vie psychique des enfants.
Les fantasmes des enfants psychotiques, survivance
de la préhistoire de la vie consciente, et qui sont restés
agissant dans la vie psychique sans élaboration suffisante, se révèlent chez
les petits psychotiques par des signes souvent minimes, mais
prégnants. C'est ainsi qu'un autre garçonnet, âgé à l'époque de cinq ans, a dessine un personnage tout petit. « Ii neige. Bonhomme qui
monte à la fenêtre, qui tombe, qui se fait bobo, il saigne — police —? soigné par un Monsieur. » Le thème de tomber ou de saigner
est banal dans la vie courante, mais ne
l'est pas du tout quand cela vient en signes, évidemment, évoquaient également
la psychose dans cette observation. Je l'ai souvent exposée aux étudiants, qui
sont restés sans
doute sceptiques
quant à la justesse du diagnostic de psychose. Ses parents, en raison de leurs difficultés familiales et personnelles, n'ont pas poursuivi
les soins alors entrepris. Je l'ai revu à l'âge de quinze ans. Jusqu'alors, semble-t-il, il allait bien. Mais
voilà qu'il tombe malade au cours de
l'adolescence, est hospitalisé, se
chronicise. La psychose maintenant ne fait plus aucun doute.
Un autre exemple d'émergence fantasmatique archaïque : Denis, âgé de onze ans, rêve. Une femme « dévisagée », terrible, le poursuit avec son couteau saignant. Un homme tout aussi « dévisagé » (remarquons le néologisme, la création d'un mot personnel pour exprimer l'inexprimable), poilu de visage (est-ce moi?) lui barre la route. Il se trouve coincé entre les deux et se réveille. Les fantasmes archaïques vont ainsi imprégner, tout au long de la vie de l'enfant psychotique, les actes de la vie quotidienne d'un halo de violence et de dangers. Ces fantasmes archaïques traduisent la pression de l'inconscient mal contenue. En effet, le préconscient du psychotique reste particulièrement perméable au flux arrivant de l'inconscient, d'où résulte le danger constant d'envahissement pulsionnel. L'enfant a constamment peur d'être submergé par ce qu'il porte en lui.
Envahissement pulsionnel
Ce danger
d'envahissement est le côté négatif, effrayant, de la structure psychotique.
L'enfant s'en défend en déniant la
signification de ces fantasmes, en les gommant, en les effaçant tant que faire
se peut. Par exemple, Patrice rêve, comme tant d'autres enfants, de fantômes. Mais ce n'est pas vraiment un cauchemar.
Au lieu de les affronter bravement, ou de les fuir, comme c'est habituellement le cas, et de se
réveiller, il cherche, pour ainsi dire à les dévitaliser, à retirer l'investissement libidinal producteur du rêve; il
« retire ses billes ». Il ne les
appelle pas, en fait, fantômes, mais mannequins.
« Un qui ne bougeait pas, un autre qui bougeait,
il faisait peur aux enfants. » Il y avait quatre mannequins (s'agit-il de sa famille ?). Les mannequins avaient des habits, des
cheveux, des pantalons, des bottes. Pas
moyen de faire préciser ce qu'il entendait par « mannequin». Il s'agit
d'une variété du vécu de dépersonnalisation
et de déréalisation. Ces mannequins sont
comparables aux bonhommes « ébauchés à la six-quatre-deux » du président
Schreber.
Il existe également un côté positif, plus dynamique, par lequel se manifeste
l'inconscient indompté des enfants psychotiques, aspect qui passe souvent inaperçu. Les enfants psychotiques ont leurs
exigences, ils ne transigent pas sur leurs désirs, mais cette quête psychotique du bonheur qu'on repère plus
facilement chez les adolescents ou
même les adultes psychotiques reste
discrète, ou plutôt elle tend à se confondre avec l'appétit, l'avidité infantile si courants. Plus
souvent, elle se traduit chez les
enfants psychotiques comme une intolérance
à la frustration. Tel garçon ne supporte pas le manque, cherche à tout prix à le combler. Il réclame en hurlant des Mars en sortant de la séance de
psychothérapie. Ce n'est pas une
simple envie; ce serait, dirait-on, la fin du monde si l'enfant ne
pouvait se raccrocher à cela. Les psychotiques
semblent souffrir d'un manque que les satisfactions réelles n'apaisent pas.
Seule, ce qu'on a parfois appelé satisfaction symbolique peut le
combler. C'est ainsi qu'un jeune schizophrène
pouvait boire de nombreuses tasses de café avec une grande quantité de sucre, sans pour autant se sentir mieux. En
revanche, une seule tasse de thé avec un morceau de sucre pouvait le
rendre heureux.
Pour terminer, quelques mots de la psychothérapie
des psychotiques ; elle exige de bonnes conditions de mise en oeuvre : lorsque nous
pouvons travailler avec les parents, et
qu'ils soutiennent la psychothérapie pendant toute sa durée, nécessairement longue ; lorsque le cadre scolaire ou éducatif est bien en place et peut
déployer ses effets positifs, la psychothérapie est féconde. On ne fait
néanmoins pas de miracle. La psychothérapie
permet d'aménager l'économie psychique
et favorise le déploiement d'une dynamique personnelle. Le développement peut reprendre et la personnalité s'épanouir. En psychothérapie, se fait
comme une humanisation de l'univers psychotique.
WIENER (P.) : La psychose de l'enfant à la première consultation. L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE, 68, 7, 1992, p. 705 à 708