La structure du psychotique et le processus pathologique

  La structure du psychotique et le processus pathologique  [1]

 

                 Paul WIENER                                            

             

 

Dans ce travail la psychose est confrontée aux problèmes de l'invariance qui contribue à fonder le concept de la structure et du rééquilibrage, au sens de Piaget, ces notions permettant de donner un sens à la relation de l'économique et de la dynamique, enfin à celui de la désorganisation qui marque les limites de la structure.

 

Structure

En psychopathologie, comme en psychologie, on ne peut parler de la structure d'un sujet que dans la mesure où l'individu a réussi à se constituer en totalité au sens de la théorie de la forme. La structure est la structure personnelle du sujet, et non celle de sa pathologie. L'examen clinique permet d'en prendre connaissance. Pour être précis on devrait dire non pas "structure névrotique" ou "structure psychotique" mais "structure du sujet névrotique" ou "structure du sujet psychotique". Les expressions "structure névrotique" et "structure psychotique", expriment en raccourci le fait que la structure personnelle du sujet subit les contraintes d'une certaine insuffisance de son organisation psychique; de l'insuffisance organisée qu'est une structure pathologique. On ne peut donc parler de structure pathologique que dans la mesure où le sujet arrive, malgré tout, à se faire exister, à faire exister une structure, sa structure personnelle. Sinon, on observe des phénomènes pathologiques chez un inorganisé, comme dans certaines psychoses infantiles devenues adultes.

 

On admet que des rapports à peu près définitifs s'établissent tôt entre l'être humain et son inconscient; entre les protagonistes de base de la première topique, essentiellement l'Inconscient et le Conscient. Très tôt se constitue ainsi comme un champ de force, où les actants sont l'équipement, les possibilités réalisées du nouveau-né et les capacités dynamiques, adaptatives, de la mère à accomplir sa tâche. Le champ, d'abord dyadique, ensuite intériorisé, engage et maintient par une pression homéorhétique permanente l'évolution dans son lit, normal ou pathologique.

                              

L'invariant de l'évolution normale est sa tendance à rétablir l'équilibre perturbé à tous les stades de l'évolution par une rééquilibration majorante. Cette capacité caractérise la structure normale. Les équilibres réalisés sont donc dynamiques et stables. L'invariant de la structure pathologique est son incapacité à rétablir l'équilibre perturbé autrement que par voie régressive. La pathologie tend donc à entraver les mécanismes mêmes du progrès, la déséquilibration évolutive, le rétablissement de l'équilibre à un niveau supérieur, et elle substitue à la rééquilibration majorante la rééquilibration régressive. Les états d'équilibre réalisés par les structures pathologiques sont instables et souvent statiques.

 

On peut actuellement dénombrer quatre facteurs de pression homéorhétique pathologique dans l'ontogenèse de la psychose. La manipulation antiphysiologique de la satisfaction hallucinatoire des désirs; plus tard la menace de l'envahissement pulsionnel; les tendances fusionnelles et l'organisation paradoxale des communications.

 

La manipulation antiphysiologique de la satisfaction hallucinatoire des désirs.

Elle est vraisemblablement le produit de la carence maternelle. L'expérience de satisfaction ne se constitue pas, ou elle ne remplit pas son rôle d'organisateur. Rapidement une préférence active sera donnée à la satisfaction hallucinatoire qui prend potentiellement, ou réellement un rôle prépondérant dans l'économie psychique. Il en résulte que les étayages des fonctions psychologiques sur les fonctions physiologiques, qui doivent s'organiser au cours du premier développement, précisément à travers des expériences de satisfaction, ne se réalisent pas. Ainsi se créent de véritables impasses fonctionnelles. Les fonctions portées manquantes sont remplacées dans l'économie psychique par la satisfaction hallucinatoire des désirs. Dans les cas extrême comme dans l'autisme infantile précoce, celle ci peut devenir pratiquement permanente.

 

L'économie psychique, basée sur la satisfaction hallucinatoire des désirs, tend à réaliser le"Moi plaisir purifié" de Sigmund Freud. Seule une structure psychotique fonctionnant sur ce modèle est en état d'équilibre économique et dynamique stable. Cet un état hautement pathologique. Le "Moi plaisir purifié constitue l'unique mode de fonctionnement régressif, servant de plancher au cours de désorganisation du psychotique. Il peut se constituer de manière plus ou moins évoluée. Nous trouvons, aux deux extrêmes de l'évolution, l'autisme infantile et la paraphrénie. Monter et maintenir une économie psychique, selon le principe du "Moi plaisir purifié" n'est pas aisé. Nous ne devons pas nous étonner que la plupart des structures psychotiques se trouvent généralement en équilibre instable.

 

La menace de l'envahissement pulsionnel

En l'absence de pare-excitations efficaces et de retards apportés à la satisfaction de ses besoins, le nouveau-né est facilement envahi par ses émotions. Ces envahissements se fixent chez l'autiste et chez le symbiotique sous forme de colères clastiques. L'envahissement pulsionnel, temporaire dans les psychoses aiguës, permanent dans la schizophrénie, apparaît comme une régression formelle massive aux envahissements émotionnels archaïques. Il a pour résultat direct l'abolition fonctionnelle de l'organisation psychique, en particulier topique. L'envahissement émotionnel et pulsionnel est utilisé comme défense contre l'intériorisation des contraintes imposées par les structures temporo-spatiales de base de notre monde. Je vois là les origines de l'aptitude au délire des psychotiques, les racines de leurs capacités de déni de la réalité

 

Les tendances fusionnelles des psychotiques sont bien connues. Margaret Mahler les évoque pour énoncer sa théorie symbiotique de la psychose. Ses tendances fusionnelles incluent irrémédiablement le futur psychotique dans la relation duelle et elles rendent impossible la triangulation. Bien entendu, le futur psychotique ne rencontre la symbiose qu'au bout d'un certain parcours. Pour que la dynamique fusionnelle se manifeste, la dimension relationnelle doit se constituer.

 

La communication paradoxale.

Est-ce que la communication paradoxale contraignante exerce vraiment la pression homéorhétique majeure pointée par les théoriciens de la communication de Palo Alto? Je crois que Didier Anzieu et Racamier ont raison d'avaliser l'impact de la communication paradoxale contraignante sur la genèse de la psychose et spécialement sur celle de la schizophrénie. Chacun peut énoncer sa formulation du paradoxe de la schizophrénie. La mienne serait : Il faut mourir pour vivre. Traduisons : se dissocier pour exister.

 

Les fixations primaires pathologiques, par exemple les autistes, ont joué tôt leur destin. Suivons, de préférence, le chemin de ceux qui ont réussi à se maintenir pendant quelque temps sur la voie du développement normal, du moins d'un point de vue fonctionnel malgré la pression des facteurs exposés ci-dessus et qui ont pu ainsi, se doter tant bien que mal d'une structure psychique.

 

Dans les cas favorables il s'agit de structure psychique en apparence normale, car les deux topiques sont agencées et les fonctions assurées. Mais ce sont des structures psychotiques, car les tendances fusionnelles et la menace permanente de l'envahissement pulsionnel maintiennent l'économie sous l'emprise de la satisfaction hallucinatoire des désirs. Ainsi, du point de vue économique, l'ensemble de la vie psychique s'ordonne autour de la poursuite insatiable d'un bonheur inaccessible, celui tiré autrefois de la satisfaction hallucinatoire des désirs. On peut l'appeler la quête psychotique du bonheur, la quête du Graal des psychotiques. L'aspiration au bonheur absolu, l'impact irrésistible de la libido agissant comme facteur invariant de déséquilibre caractérisent la structure psychotique.

 

Le processus psychotique

Comment présenter la pathologie en fonction de la structure psychotique? Pour montrer la relation à la structure, pour rappeler que la psychose est une transformation de la structure, qui reste psychotique à travers de ses avatars, je reconnais les différentes variétés de cette pathologie comme des désorganisations et des réorganisations. Les unes et les autres débutent par une décompensation et peuvent se qualifier de processus.

 

La décompensation de la structure psychotique survient, comme celle des autres structures, pour des raisons économiques : insuffisance des satisfactions; une perte d'objet, réelle ou fantasmatique, peut servir de circonstance déclenchante. La poussée pulsionnelle fournit l'énergie et réalise l'envahissement.

 

Du point de vue topique la possibilité même de l'envahissement pulsionnel est le résultat de la perméabilité du préconscient. Le flux entre inconscient et conscient enfle bien plus aisément chez les sujets de structure psychotique que chez les autres. Cette particularité de l'organisation topique traduit les insuffisances de l'intériorisation des paramètres du réel invoquées plus haut. L'envahissement se produit en général quand l'économie ne peut plus obtenir les satisfactions minimums dont le sujet a besoin. La satisfaction réelle nécessite l'objet réel mais de tels objets ne sont pas utilisables pour les besoins de l'économie psychique du sujet psychotique en raison de l'étayage défectueux de ses fonctions psychologiques sur les fonctions physiologiques. En l'absence du vrai apparaît le faux objet, qui n'est pas encore l'objet délirant et qui a toutes les caractéristiques d'un objet réel. J'ai parlé à ce sujet de vécu psychotique d'initiation. Il s'agit d'une hallucination, souvent d'apparence anodine, mais qui prend une grande importance économique. Elle ouvre la voie à l'envahissement. L'envahissement pulsionnel réalisé, la tâche de ce qui subsiste de l'appareil psychique consiste dans la maîtrise des pulsions envahissantes et leur réduction à un foyer de satisfaction hallucinatoire des désirs.

 

Le processus est une tentative de rééquilibrage de la structure psychique, déséquilibrée par des mouvements de désorganisation et de réorganisation économiques, dynamiques, et topiques, à finalité essentiellement économique. Un nouvel équilibre, en général, n'est atteint que par voie régressive. Le nouvel état peut paraître à l'observateur de plus bas niveau que l'ancien. Cependant, dans tous les cas, il est davantage rentable pour le sujet du point de vue économique que le précédent. Certains tableaux pathologiques apparaissent ainsi non pas comme des structures, mais comme le résultat d'un processus; tel est le cas, par exemple, de la schizophrénie; ce qui explique l'instabilité des régressions dans cette affection. L'abolition de la vie psychique, la démence schizophrénique, constituent le seul véritable plancher régressif de la schizophrénie.

 

La désorganisation et la réorganisation

La désorganisation progressive de P. Marty, c'est-à-dire une désorganisation sans plancher régressif pour l'arrêter, peut se voir dans les psychoses. Il vaut mieux parler dans ce cas non pas de désorganisation progressive psychotique comme on peut le faire à propos de la schizophrénie, mais de désorganisation progressive chez un psychotique. Le processus psychotique, c'est-à-dire processus à l'envahissement pulsionnel et éventuellement avec dissociation ou surorganisation défensive préventive, se trouve comme encadré dans l'histoire du sujet par les défenses courantes d'un côté, par la désorganisation progressive de l'autre. Une structure psychotique engagée dans une désorganisation progressive cesse d'exister en disparaissant en tant que structure.

 

Pour comparer structures et processus je fais appel à la notion de mentalisation et ses corollaires utilisés volontiers par P. Marty. Structure et processus se distinguent bien chez les sujets mentalisés. On sépare facilement état morbide et prémorbide chez un paraphrène. La distinction entre les deux s'émousse chez les sujets dont la modalité principale d'élaboration est l'acting, — les déséquilibrés mentaux — et s'efface presque chez les caractériels. Par exemple dans la paranoïa, la différence entre structure pathologique et processus devient souvent quantitative. L'utilisation de la caractérologie de Marty offre une solution simple au problème des états limites, différente de celle, plus élaborée, préconisée par Bergeret. Toutefois elle a l'inconvénient de masquer partiellement l'écart à la normale, de ne pas souligner suffisamment le manque de structuration de certains de ces sujets.

 

Si la plupart des tableaux cliniques observés dans la psychose paraissent relever du processus, actif ou résiduel — ce qui revient à dire que je ne reconnais qu'une seule structure psychotique, il n'en va pas de même dans l'autre grande structure, la névrose. La structure névrotique dispose, bien entendu, de plus larges possibilités d'organisation que la structure psychotique. Appuyées sur les fondations d'une structure commune, je vois, entre névroses hystériques et obsessionnelles, des différences, non pas de structure, mais simplement d'organisation, donc moins immuables. Cependant la distinction entre structure de base et d'organisation, plus superficielle, n'est qu'une affaire de convention. Les processus se déclenchent dans les organisations et la structure névrotiques, comme chez les psychotiques : pour des raisons économiques.

 

La décompensation est suivie de mouvements de désorganisation, plus profonds chez les psychotiques que chez les névrosés. Avant de mordre sur la structure de la personnalité proprement dite, ils portent sur la conscience du vécu — troubles du champ de la conscience, de l'orientation temporo-spatiale et de la perception —, et sur la conscience de soi — troubles de l'affectivité de base, de l'activité synthétique de base. Un mouvement de désorganisation est suivi par un mouvement de réorganisation. De nombreuses vagues de désorganisation et de réorganisation déferlent au cours d'une psychose aiguë, ou au début d'une psychose chronique, avant que les transformations structurelles ne se stabilisent, provisoirement, dans un état de désorganisation, ou plus durablement, dans un état de réorganisation. Au creux de la vague se niche un moment ce "Moi plaisir purifié" qui stabilise économiquement les psychotiques les plus inadaptés.

 

L'état de désorganisation, adynamique, sans évolution franche vers une désorganisation progressive ou vers une réorganisation, par contre, n'apporte pas le bonheur psychotique, mais rien que souffrance et marasme. De nos jours on l'entretien souvent artificiellement à coups de médicaments. Ces derniers préviennent la désorganisation progressive, mais ne suffisent pas pour obtenir la réorganisation. C'est que le flux entre inconscient et conscient est difficile à réguler. Soit qu'on le coupe par un surdosage, et le préconscient disparaît avec la communication entre l'inconscient et conscient, soit qu'il est trop abondant et l'envahissement pulsionnel emporte tout fonctionnement structuré.

 

 Pour sortir de l'état de désorganisation, l'effort portant sur les aspects dynamiques du processus est payant si le sujet est suffisamment mentalisé et pas trop dissocié, tels chez les paraphrènes. D'autres, les schizophrènes, ne peuvent compter pour se réorganiser que sur l'amélioration extrinsèque des conditions de fonctionnement qui sont faites à leur économie psychique. Leur dynamique paradoxale traduit la dynamique du Moi dissocié, mais ne peut en rétablir l'unité. La réorganisation, au maximum, rétablit le statu quo ante. Ce n'est qu'au cours d'une psychothérapie réussie qu'on peut espérer mieux.

 

Le processus pathologique n'est pas la seule méthode de rééquilibrage de la structure psychotique. Par exemple un déséquilibre topique permanent, un flux pulsionnel trop copieux peut être compensé. Je pense à ces psychotiques de structure dynamique, sportifs, hommes politiques, mystiques, artistes,  qui dissipent leur surplus pulsionnel dans des activités débordantes, mais pas du tout désordonnées, qui épuiseraient rapidement un autre.

 

En clinique, le praticien soucieux de critères structuraux et processuels cherche à déceler le processus actif et à en préciser la nature. Distinguer entre désorganisation et réorganisation en cours est primordial. La désorganisation demande dans tous les cas l'intervention thérapeutique. La réorganisation exige un bilan économique. Si les coûts pour l'individu ou la collectivité sont supportables et les investissements rentables, on est tenu au respect de l'acquis, même pathologique. Il vaut mieux s'abstenir que nuire. Chez les psychotiques de structure en difficultés sans être engagés dans un processus, qu'on identifie au contact et au rapprocher, on aide à aménager la situation existentielle et on cherche à favoriser les investissements rentables. Une indication de psychothérapie peut y trouver sa place. L'appel aux notions de structure et de processus oriente ainsi efficacement la conduite des premiers entretiens.

 

 

[1]  paru dans  L'Information Psychiatrique, Vol. 59, N° 7, Septembre 1983

 

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