Le vécu psychotique initial comme pare-excitations
Paul WIENER
Gérard
La mère de Gérard aurait
eu un passé traumatique. Elle a été placée successivement
dans plusieurs familles d'accueil et aurait même été violée. Comme
souvent dans des cas semblables, elle a formé le projet de protéger ses enfants
des frustrations, de leur donner, dans une visée réparatrice, ce qu'elle n'a
pas reçu elle-même. On sait que prendre de telles précautions ne suffit pas
toujours pour éviter les répétitions transgénérationnelles.
Elle a, en tout cas, familiarisé son fils avec le thème du traumatisme. Actuellement, elle est assistante maternelle. Elle estime être mieux parvenue à protéger des
traumatismes les enfants placés chez elle que les siens propres. Pour
parler de ses problèmes personnels, la mère
s'adresse à l'équipe de l'aide sociale à l'enfance.
Le père est au chômage de
longue durée. Malgré un infarctus subi à l'âge de trente ans, qui l'a obligé à
changer de métier six ans avant la première consultation demandée pour Gérard,
il est en bonne forme physique. Il est noté une grande cohésion familiale du
côté paternel ; autrefois quatre générations partaient ensemble en vacances.
Gérard est âgé de treize
ans et demi au moment de la première consultation,
second d'une fratrie de quatre garçons. Il est sympathique, de petite taille, a
une tête ronde, il est débrouillard, dispose d'une autonomie précoce. Sa
présentation et son caractère diffusent un halo d'archaïsme, que n'ont pas ses
parents, et qui évoque les jeunes campagnards
d'autrefois. L'intelligence et le niveau verbal sont moyens.
Gérard est mal dans sa
peau depuis plus d'un an. À l'époque de la première
consultation, il présente des « crises » de pleurs. Pendant ces « crises » il peut se montrer très agressif. On
apprendra plus tard que ses épisodes rappellent fortement ceux,
spasmophiliques, de la mère, qui alors pleure, crie et bave. Avoir
reconnu les similitudes entre ses «crises» et celles de sa mère a été un moment
important de sa psychothérapiepie ultérieure. Gérard fait également, quand il ne
va pas bien, des cauchemars répétitifs : des
gens le frappent, il tombe dans un grand trou noir.
Sa psychothérapeute estime
qu'on peut parfois noter au cours des premières séances de psychothérapie ou de
psychodrame chez des garçons âgés de douze
ou treize ans, marqués par des ruptures existentielles traumatisantes, des rêves similaires de chute. Ont-ils, en l'occurrence,
une signification transférentielle ? S'agit-il, par ailleurs, dans ces rêves de chute de la réalisation d'un plaisir
ancien de la petite enfance, de celui de se laisser aller à tomber, plaisir
secondairement transformé en angoisse par la
censure, comme l'a suggéré S. Freud? Où est-ce la traduction onirique de
traumatismes plus actuels ? On sait que la
puberté elle-même peut prendre une connotation traumatique. Le langage
du traumatisme est parlant à l'adolescence.
Dans un autre rêve Gérard a vu son
père mort. J'ai également noté des fantasmes de mort chez la mère à l'égard de son
mari. Elle semble présenter une organisation
psychique de type hystérique. De toute façon, une maladie grave, comme
l'infarctus du père, réveille l'ambivalence et renforce la prédominance du
thème du traumatisme. Gérard se dit aussi « poisseur
», ce qui veut dire que ce qu'il pense (de désagréable), se réalise. Il se méfie donc de sa propre ambivalence. Il a aussi des idées de suicide, deux tentatives
auraient été amorcées. Le tracé électro-encéphalographique
est irrégulier et instable, dans le sens de l'excitabilité corticale, sans
accidents paroxystiques, ni signes de localisation.
L'ensemble de l'évolution, ici rapportée, s'est étendu sur trois ans.
Il n'aime
pas l'école, et a eu en permanence des problèmes disciplinaires qui l'ont obligé à changer d'établissement.
Il pense que des complots ont été ourdis pour le renvoyer de l'école.
Aurait-il transposé ses angoisses
pubertaires sur la scolarité et la vie au collège ? Il présente une
certaine prématurité et nie implicitement les différences de générations,
voulant être traité d'égal à égal par ses professeurs.
Au moment de la première consultation, Gérard demande
à être hospitalisé ou, suite à mon refus, à aller en maison de repos. Il désire
partir de chez lui. Cette exigence est répétée avec insistance. On dirait qu'il voudrait se soustraire par ce biais à la
pression pulsionnelle, échapper aux sollicitations trop fortes de son
inconscient. Son angoisse dépasse
celle à laquelle tous les adolescents ont à faire face. Il demandera des médicaments qu'il ne prendra pas
régulièrement. Un certain nombre d'événements réels ou plus ou moins
imaginaires véhiculent le danger
d'envahissement pulsionnel ; en particulier la famille maternelle a été
une source permanente de traumatismes pour Gérard.
Traumatismes psychiques
Pendant la
maladie de son père, étant alors âgé de sept ans, il a été accueilli chez une tante maternelle, prostituée de
son état, qui aurait reçu des hommes
chez elle. Le garçon devait alors quitter l'appartement. Elle l'aurait aussi malmené, frappé de
manière sadico-érotique. Il n'a jamais raconté à ses parents ce qui s'était
passé. Ultérieurement, la tante serait venue en visite chez eux pour
raconter « ses exploits» sexuels.
Sa mère a également un frère clochard qui fait la
manche dans leur ville, et qui, en visite
chez eux, s'est disputé puis s'est battu avec son père. Les parents ont
confirmé ses dires. Dans un passé récent, son professeur de judo aurait tenté
des attouchements à la piscine ; «Il m'a pris ma pudeur». Ces souvenirs
traumatiques s'imposent à lui, après coup, avec beaucoup d'insistance. Connotés
d'inceste, ils ont été réactivés et ont reçu une nouvelle signification par la
poussée pulsionnelle pubertaire. Enfin, les
deux fillettes de l'Aide sociale à l'enfance placées dans la famille
représentent pour lui une source d'excitation érotique désagréable. Elles ne reçoivent plus la visite de leur père, qui aurait
pratiqué des attouchements sexuels. Elles pleurent, ce qu'il supporte mal. Il
se souvient alors d'avoir été battu. Il s'identifie facilement aux enfants maltraités, est-ce une conséquence de
son identification à la mère? Tous ces éléments, me semble-t-il, sont
porteurs de menaces d'envahissement pulsionnel.
Les traumatismes chez Gérard n'ont pas été élaborés.
Il les ressasse ; la répétition ne conduit pas vraiment à l'abréaction. Aucun
système de pare-excitations concernant ces vécus
n'est rétabli. Le langage du traumatisme, coutumier à sa mère, sert
essentiellement dans ce cas de support de communication pour parler du danger
d'envahissement pulsionnel.
Le
grand-père maternel, l'unique être qui « était bon dans sa vie » est décédé. Lui, « il n'aime pas sa vie ». On dirait
que Gérard fait collection de
souvenirs traumatiques. «Un jour ça va exploser», disait-il. Est-ce la
puberté qui est la situation traumatique à laquelle il voudrait pouvoir échapper
et dont les exigences pulsionnelles font mûrir cet état douloureux ?
Malgré plusieurs tentatives pour
organiser des séjours extra-familiaux, il n'est pas parti. Il devait également entrer, en
qualité d'interne, dans un établissement
pour apprendre l'horticulture — c'est-à-dire suivre l'exemple de son
père, dont le premier métier, abandonné pour raisons de santé, a été paysagiste
(jardinier ?) — mais il n'a pas pu s'inscrire pour des raisons administratives.
La situation devenait donc progressivement critique, malgré une psychothérapie
rapidement commencée. Est-ce à cette époque
qu'il s'inventait, « se refaisait un monde », «un beau monde », comme il
me l'a raconté plus tard, « la campagne et tout ça », un monde où il était
heureux. «Ça allait mieux après. » Cependant
la décompensation s'annonçait. La psychothérapeu te et moi-même refusions encore d'admettre l'existence d'une structure psychotique chez Gérard. C'est alors
qu'il a fait état d'un vécu que j'ai l'habitude d'appeler «vécu
psychotique initial » et qui annonce un
changement d'objet imminent. 1
Son vécu psychotique initial
Il a
aperçu un matin le visage du grand-père décédé dans
le reflet de l'évier, ce qui lui a fait à la fois très peur et très
plaisir.
J'utilise
donc la notion d'objet transitionnel dans un sens plus large que
Winnicott. Par ailleurs, un aspect important de la décompensation psychotique consiste
dans le renoncement à l'objet réel en faveur de l'objet délirant.
J'ai
appelé vécu psychotique initial l'expérience prédélirante
au cours de laquelle émerge un objet transitionnel. C'est
déjà hallucinatoire, mais non encore délirant.
Habituellement le vécu psychotique initial annonce l'épisode aigu. Pendant la période
précédant sa production, le sujet a perdu progressivement ses investissements.
La nécessité de réorganiser toute l'économie psychique se fait alors sentir.
Nous avons
tous, même devenus adultes, nos objets transitionnels en réserve, qu'il
s'agisse de petites manies innocentes, de hobbies, ou d'intérêts artistiques.
Ces objets transitionnels quotidiens ont la particularité, et c'est à ce titre qu'ils m'intéressent ici, d'autoriser des activités
répétitives régressives, excellents remèdes contre les micro-traumatismes
auxquels nous sommes en permanence soumis. Ce sont, en quelque sorte, des représentabilités de rechange, que nous pouvons
mobiliser pour permettre le rétablissement de nos systèmes de pare-excitations entamés. Nous affichons, pour ainsi dire, un
écriteau « fermé pour travaux », ou pour « inventaire ». La constitution
de nouvelles représentations coûte économiquement cher. Il est plus facile de
faire appel à des représentations prêtes à l'usage.
Le vécu psychotique initial est néanmoins une nouvelle représentation qui n'est guère
traumatique, mais au contraire, contre-traumatique.
On sait que les hallucinations jouent souvent chez les psychotiques le rôle de pare-excitations contre des émergences fantasmatiques. Un
tel rôle peut revenir chez des non-psychotiques aux
céphalées ou aux douleur lombaires, entre autres. La douleur comme les
hallucinations recouvrent de leurs « bruits »
les exigences des rejetons de l'inconscient, pour utiliser une expression
consacrée. Ceux-ci sont capables d'infliger de véritables traumatismes
d'origine interne. Le vécu psychotique initial est également un système de pare-excitations actif qui masque le traumatisme
qu'occasionne immanquablement chez ces sujets de structure psychotique la
satisfaction des désirs. Une fois le vécu psychotique initial (moment de
satisfaction de désir) expérimenté, le sujet, désireux de revivre l'événement hallucinatoire, de répéter
l'expérience, désarme dans ce but ses
défenses habituelles contre la pression de son inconscient et se laisse,
après quelques jours de latence, envahir par ses pulsions. L'épisode aigu,
l'envahissement pulsionnel, traumatique, se déclare.
Décompensation somatique
Dans le contexte d'alors, j'étais
fortement impressionné par le vécu de Gérard et je me voyais obligé
d'accepter l'idée qu'il pouvait présenter une structure psychotique.
Je m'attendais donc au déclenchement d'un épisode psychotique aigu. Effectivement son
état est devenu de plus en plus critique à la maison : il n'allait plus au
collège, était très angoissé. Ses parents, son psychothérapeute qui le
connaissait depuis peu, ainsi que moi-même,
devenions de plus en plus préoccupés. La crise s'approcha et la décompensation se produisit mais pas du tout sur le mode psychotique attendu. Gérard a fait une
péritonite. Il a beaucoup souffert. Resté assez longtemps hospitalisé, il
allait beaucoup mieux après sa sortie.
Cet aboutissement d'un processus psychotique engagé
n'a rien d'exceptionnel. La « paludothérapie »,
méthode de choc d'autrefois, était basée sur des «guérisons» de ce genre. Je me
souviens d'un jeune adolescent psychotique qui allait de plus en plus mal
malgré des doses importantes de
neuroleptiques. Il s'est trouvé fortement amélioré par un zona intercurrent. À la suite du vécu
psychotique initial s'engage une désorganisation d'allure progressive.
Est-elle déjà de nature psychotique, concernant essentiellement le
fonctionnement mental ? ou encore de nature
indéterminée, un carrefour à partir duquel la désorganisation peut s'attaquer à des substrats différents? On dirait, en tout cas,
que le plancher régressif constitué par une maladie somatique peut arrêter
(transformer? dévier ?) le processus de désorganisation progressive
psychotique. Un événement, ou une maladie, à valeur traumatique survenus à
propos auraient donc ce pouvoir. Les traumatismes bénéfiques, déclencheurs de
crises, ont leur rôle dans l'économie psychique individuelle. Ils sont
capables de la réorganiser. Pensons donc à Paul sur le chemin de Damas, à la
maladie de Nietzsche à Bâle. La désorganisation progressive somatique est plus
archaïque et potentiellement plus dangereuse, pouvant engager le pronostic vital (autrefois on mourait de péritonite), mais du moment que, de nos
jours, l'intervention chirurgicale permet de sauver le patient, la
désorganisation somatique est fonctionnellement plus acceptable.
La menace de décompensation psychotique s'est éloignée après la sortie de Gérard de
l'hôpital. Il s'est apparemment trouvé de nouveaux investissements peu recommandables, mais rentables économiquement
: drogue et délinquance. Il a eu aussi plusieurs accidents de la circulation,
qui auraient pu être graves. Ferait-il preuve d'une certaine traumatophilie ? Pendant deux ans la situation s'est
stabilisée sur des bases plus saines. Il a abandonné la drogue et ne volait
plus dans les voitures en stationnement. Antérieurement il fréquentait surtout
des garçons plus âgés, ensuite il a eu des relations plus stables avec des
garçons et des filles de son âge, sans toutefois manifester un intérêt
particulier pour les filles. Autrefois Gérard fuyait le contact avec son père. La fragilité réelle ou supposée de la santé
de celui-ci, des fantasmes de mort à
son égard, n'empêchent plus Gérard de bien s'entendre avec lui. Il l'aide dans le jardin, ils vont se promener ensemble.
Le père semble, d'ailleurs, plus sensible aux problèmes de son fils.
Est-ce que le père a pris dans le système
d'investissement de Gérard la place du grand-père disparu en tant que
bon objet?
Au collège, il y a eu pendant deux ans moins de
problèmes de discipline mais Gérard n'a jamais réussi à bien travailler. La
psychothérapie continue. Il manque volontiers des séances. Ses absences
traduisent la diminution de son angoisse. Il
a «refermé une porte» dit-il, et espère « qu'elle ne se rouvrira pas un
jour». La thérapeute remarque de nombreux
moments d'introversion. La relation thérapeutique l'autorise donc à des
moments de fantasmatisation bienfaisante. Le matériel n'est pas trop riche.
Dernièrement, il s'est de nouveau retrouvé dans une situation existentielle
difficile, sans perspective scolaire ou professionnelle; situation aggravée par la naissance d'un petit frère. Peut-être subit-il
aussi une pression pulsionnelle accrue ? La vie continue cependant avec ses
difficultés éprouvées vivement à l'adolescence.
L'image du
grand-père perçue dans le reflet de l'évier a bien été un objet transitionnel, d'abord entre le réel et le
délire qui s'annonçait. Mais cette transition n'a pas eu lieu malgré sa
structure psychotique. Est-ce son insertion dans le réel qui s'est avérée
suffisamment solide, l'étayage de ses
relations d'objet, de qualité? C'est un autre passage qui s'est annoncé.
La grave maladie somatique a évoqué le spectre de la perte définitive de toute
relation d'objet, celui de la mort. L'image du grand-père disparu est devenue,
pendant un moment aussi, objet transitionnel entre
la vie et la mort. La perspective de la mort, frôlée mais évitée, s'est substituée
à celle, apparemment plus menaçante et moins réversible, de la folie. L'éventualité de la mort est l'ultime
réalité traumatique à laquelle peuvent
apparemment s'accrocher, comme à une dernière branche de la régression,
ceux qui, malgré leurs dispositions innées à la psychose, ne veulent pas se
laisser dériver au-delà des contingences humaines quotidiennes. La mort, déjà
bien présente dans cette famille, entr'aperçue une nouvelle fois, semble ainsi
avoir rendu leurs prix aux objets réels vers
lesquels de nouveaux objets transitionnels ont reconduit Gérard, objets dangereux mais qu'on peut espérer
temporaires, la drogue et la délinquance, suppléés ultérieurement dans
leurs fonctions « psychopompes » par la famille et les amis. Gérard n'est sans
doute pas définitivement à l'abri de
nouveaux épisodes, mais espérons que sa psychose latente ne se
transformera jamais en psychose manifeste.
Pare-excitations
Le pare-excitations maternel permet le développement du système de pare-excitations personnel. A côté des systèmes de pare-excitations sensoriels réunis en un ensemble global existent chez chacun de nous des pare-excitations fonctionnels qui nous protègent au cours de l'exercice de certaines fonctions. Une autre observation présente la défaillance du système de pare-excitations fonctionnel spécifique de la défécation. [3]
Commel'a signalé S. Freud, l'homme est vulnérable pendant
la défécation dans les conditions naturelles. Des défenses, ne serait-ce que
psychologiques, sont à élaborer au cours de l'enfance et ensuite à activer
contre l'angoisse liée à cette situation de vulnérabilité. L'observation de
Gérard présente un système de pare-excitations pathologique,
le vécu psychotique initial, chez un adolescent de structure psychotique en
danger d'envahissement pulsionnel. Toutefois ce vécu s'est avéré inadapté aux
besoins et aux possibilités de l'économie psychique et a été suivi non pas
d'un épisode psychotique aigu, mais d'une maladie somatique grave. La
péritonite de Gérard aurait assuré efficacement, pour un temps, la fonction de
pare-excitations contre les sollicitations
excessives de son inconscient.
Le
mouvement de transfert de l'angoisse, devant la recrudescence pulsionnelle de
la puberté, se fait chez Gérard avec une activation secondaire des défenses
psychotiques. Le vécu a eu des connotations traumatiques, ce qui explique, en
partie, la gravité des conséquences, en absence d'un système efficace de pare-excitations.
[1] Wiener M. et P., Vécus d'adolescents et vécu
psychotique initial, Adolescence, 1984, 2, 1, 81-85.
[2] Wiener P., Structure et processus dans la
psychose, Paris, PUF, 1983
[3] La défaillance d'un système de pare-excitations, in Wiener Paul Pare-excitations, deux observations, Adolescence, 1995, 26, 55-62