suite Vécu psychotique initial     page 2 / 2

Vécu Psychotique Initial et délires

Quels sont les rapports entre le V.P.I. et les expériences délirantes courantes rencontrées en clinique quotidienne ? Les expériences délirantes habituelles de M. DLO., comme celles de tous ceux qui nous en ont parlé, ne répliquent pas le vécu psychotique initial. Ces expériences ont pour contenu un vécu répétitif, le plus souvent persécutif, parfois sans relation manifeste avec le vécu initial.

Observation. n° 5

M. DRA. Jeune homme hospitalisé pour un épisode aigu. Rorscharch fait par un excellent spécialiste, ne montre pas de tendances dissociatives, d’où la conclusion du praticien : pas de psychose. Son père, homme d’affaire très occupé comptait sur notre malade pour lui succéder. Maintenant il est « bien embêté La mère fait mauvaise impression, froide, presque hostile, aussi bien à mon égard qu’à l’égard de son fils.Je le vois dans l'institution. Il reste longtemps semi-mutique, prononce à peine quelques phrases, qui concernent le plus souvent sa vie dans le service, ou parfois sa sexualité. J’apprends ainsi qu’il n’a pas connu de femmes, qu’il se masturbait, n’était que modérément culpabilisé. Dans l’établissement il est tombé amoureux d’une jeune fille, et il allait très rapidement faire l’amour avec, elle, mais seulement une fois. Il reprend volontiers des expressions en usage dans le service, c’est ainsi qu’il résume son évolution en disant : je sors de ma carapace.

Encore très troublé par son expérience hallucinatoire, il ne sait pas quoi en penser. Il a eu une vision, dont il ne sait pas si c’était réel oui ou non et ce que cela voulait dire. Aimerait bien comprendre, mais a beaucoup de difficultés pour en parler. Il ne me racontera sa vision initiatique que beaucoup plus tard. Pendant l’accès il a manifesté une très grande agressivité à l’égard de son père ce qu’il le culpabilise beaucoup. Il apprend une langue étrangère pour lui faire plaisir (Le père parle cette langue). Autre sujet d’intérêt : la science-fiction. Sujet de culpabilité aussi, car il impute la responsabilité de sa folie à ces lectures (thème : soucoupes volantes) et il continue à en lire.

 

Aîné de deux garçons, il fut un enfant sage, renfermé, très attaché à ses parents. Cependant il n’a jamais pu établir une bonne relation avec sa mère. Il s’entendait mieux avec son père, homme facile à vivre, plein d’idées, homme d’action. Plus que le puîné, ce sont les chats de sa mère qui étaient ses véritables rivaux.  J’ai vu un premier sourire éclairer le visage de mon malade, quand après plusieurs mois de traitement il me raconta la chute d’un de ses chats du sixième étage.

Scolarité sans histoire, plutôt bon élève, quelques idées marxisantes. Peu d’amis, pas d’intérêts particuliers; pas de flirt. Entre dans une grande école, choisie par son père. C’est celle que son père aurait aimé fréquenter. Réussite moyenne au concours. Un élémentimportant de son histoire est constitué par une série d’interventions chirurgicales pour hyperparathyroïdie, pratiquées en été, échelonnées de telle manière que pendant la durée de ses études, il n’a pratiquement pas pris de vacances. La dernière intervention avait conduit à l’ablation des parathyroïdes. Pendant son épisode il pensait avoir servi comme cobaye aux médecins.

Gros conflit dès son arrivée à l'ecole car le bizutage entre dans les traditions et il a beaucoup de mal à s’y soumettre. Les traditions séparent d'emblée élèves et professeurs en deux groupes. Lui, avec une minorité, de ses amis, est violemment anti-traditionaliste. Malgré tout il n’est pas malheureux car il a enfin des amis. Alors qu’il est fortement engagé du côté des libéraux et que le, conflit est devenu des plus aigus, il apprend par une lettre oubliée sur le bureau de son père que celui-ci fait partie de la même association que les traditionalistes de son école. Cette information le bouleverse et le trouble énormément. C’est un ou deux jours plus tard qu’il voit une apparition, peut-être une lumière, et entend une voix énoncer en trois phrases un syllogisme qui énonce comment on peut sauver le monde. L’apparition l’a rendu heureux, il n’a jamais connu un tel bonheur. Cependant cela ne dure pas et dans les jours suivants il fait un épisode d’excitation délirante. Il était centré sur l’obligation de tuer son père ; pour sauver le monde.

 

Peu après le début de la psychothérapie il a pris un travail. Quelques années après la fin du traitement j’ai reçu un faire-part de mariage.

En résumé : épisode aigu chez un garçon qui malgré sa structure psychotique ne se serait peut-être pas décompensé, si, à tort, ou à raison, on n’avait pas multiplié les interventions chirurgicales, dont on connaît le rôle déclenchant.

 

Dans leur livre consacré auprésident WILSON S. FREUD et l’ambassadeur BULLIT donnent une méthode d'analyse simple de l’économie libidinalet. (10) « Nous commençons par l’axiome suivant : dans la vie psychique de l'homme, depuis sa naissance, une force s’exerce, que nous appelons libido, et définissons comme l’énergie de l’Eros. La libido doit être accumulée quelque part. Nous pensons qu’elle « charge » certaines zones et parties de notre appareil psychique comme un courant électrique charge un accumulateur ; que, comme une charge électrique, elle est sujette à des variations quantitatives ; que, lorsqu’elle reste sans se décharger, elle présente une tension proportionnelle à la charge et cherche une issue ; en outre, qu’elle est continuellement alimentée et renouvelée par des générateurs physiques »     

 

Selon ce texte la libido de l’enfant charge «cinq accumulateurs », qui constituent autant de voies d’écoulement : le narcissisme, la passivité à l’endroit de la mère, l’activité orientée vers elle, la passivité à l’égard du père, l’activité qui le prend pour objet. Utilisons cet analyse de Freud pour décrire les conditions économiques de la production du vécu psychotique initial.

Avant l’épisode psychotique quelles sont les conditions de fonctionnement de l’économie psychique de M. Dra. ? Nous voyons un jeune homme dont la première enfance n’a pas dû se dérouler de la manière la plus satisfaisante et qui semble résigné à ne pas être aimé de sa mère. Il ne profite, dirait-on, ni de la passivité, ni de l’activité à son égard. Son narcissisme reste peu développé. La masturbation, habituelle à son âge chez des garçons sans relations féminines, n’est pas une source de satisfaction phallique pour lui. La passivité à l’égard du père est importante, l’activité vis-à-vis de lui est déplacée sur les luttes à l’école. Il n’a pas développé un système d’investissement résistant, stable et satisfaisant.

Le bizutage inflige des blessures narcissiques. Afin de modifier la structure narcissique des jeunes. Il exalte le narcissisme des anciens. La découverte de la lettre sur le bureau de son père déclenche un conflit grave entre les composants actifs et passifs de son attitude à l’égard de son père par l'éclipse du déplacement de son hostilité qu’autorisait l'existence des traditionalistes à l’école. L’identité entre ceux-ci et le père une fois établie par le biais de la lettre, M. DRA devait affronter une situation oedipienne sans distance ni aménagement. Il s’en suit un désinvestissement du père, donc une libération de la libido qui se réinvestit immédiatement sous forme de narcissisme pathologique au cours de l'épisode psychotique : il doit sauver le monde. On connaît le rôle du narcissisme dans les psychoses baptisées par Freud vers 1914 « névroses narcissiques ».  L’hostilité de M. DRA envers son père retrouve son objet oedipien par voie régressive. Après la maladie les investissements se répartissent,  sans doute aussi grâce à la thérapie, d’une manière plus satisfaisante.

 

Le vécu psychotique initial apparaît ici comme une manifestation de la libido libérée. La vision surgit dans l’entre-temps de la désorganisation, après la lecture de la lettre et avant la réorganisation pathologique transitoire de l’épisode aigu. Le vécu se greffe sur l’objet le moins conflictuel en ce moment-là, la science-fiction, seule épargnée par la tempête affective du conflit d’ambivalence. L'attrait de l’au-delà, de la mystique, fréquent chez les personnes de structure psychotique s’explique partiellement par des possibilités de prise de distance que ceux-ci autorisent. Tant que le malade est préoccupé par son V.P.I. le processus psychotique reste actif dans son psychisme. A l’extinction de celui-ci l’intérêt du malade pour son vécu diminue puis disparaît. Les séquelles, en particulier l’état déficitaire psychotique, qu’on observe parfois malgré le traitement en tant que forme de survie d’une économie psychique défaillante, ne semble pas s’organiser autour du V.P.I.

 

L'importance d'une première expérience; la crise

Des vécus ayant des caractéristiques semblables au VPI se présentent également dans la vie psychique normale. Une expérience que le sujet vit pour la première fois, un premier vécu, dispose d'un impact particulier. K. Jaspers y insiste. (11) La vie est une histoire, ce qui est arrivé ne peut ne pas avoir été. Une première expérience, comme telle, comme première, ne peut se répéter et possède une force, une puissance toute particulière. Toute première expérience est d’une importance capitale. Elle compte en fonction de la situation vitale de la personne, son âge, la phase maturative dans laquelle elle se trouve, l’état d’équilibre de son économie psychique, c’est-à-dire la qualité de son système d’investissement. Les vécus décisifs le sont sur le plan existentiel. Le passé reçoit un éclairage nouveau, l’avenir apparaît dans une atmosphère inédite. La répétition du vécu ne fait ensuite que confirmer la première impression. Lucien Lévy-Bruhl  oppose la notion occidentale de l’expérience, développée de

 

Platon à Kant et au-delà comme essentiellement de nature cognitive, à l’expérience telle qu’elle est vécue par les« primitifs » de nature affective.  (12)

 

La répétition de l’expérience affaiblie la composante affective et renforce la tendance naturelle à la compréhension. Cette évolution est habituelle; les effets de la répétition peuvent être combattus par des techniques de la ritualisation. Les expériences existentielles les plus proches des expériences pathologiques sont celles qui atteignent les plus grandes tensions affectives, dont la charge affective s’est révélée suffisamment puissante pour remodeler complètement le système d’investissement du sujet. Ce sont des crises, tout particulièrement les crises de l’homme créateur. Du moins celles-ci sont mieux connues que les crises dont les conséquences restent exclusivement personnelles ou familiales. De la crise, en général, Jaspers écrit que c’est le moment au cours duquel l’existence connaît la transmutation, dont on sort changé que ce soit dans le sens d’un nouvel essor, ou au contraire, dans l’effondrement. La crise vient en son temps. On ne peut ni la précipiter, ni l’éviter. Comme tout dans la vie, elle exige un temps de maturation. Une crise n’est pas nécessairement bruyante, elle peut s’accomplir progressivement, en silence.J’ajouterai qu’une maladie peut en tenir lieu (par exemple chez NIETZSCHE). L’homme le moins porté à se laisser changer connaît la crise sous deux de ses formes fondamentales : le rêve et le deuil. « Rêve, deuil, création constituent des phases de crise pour l’appareil psychique »  (13)                

 

Le VPI est une crise pathologique. Les expériences mystiques, qui ont joué, et jouent encore un si grand rôle dans l’histoire de l’humanité, apparaîssent en tant que crises très proches du vécu psychotique initial, au point que je serais tenté d’individualiser un vécu originaire, dont les bases régressives pourraient se constituer par des expériences précoces d’isolement, de repli autoérotique suivies de retrouvailles — avec qui ? — peut-être avec la mère. Ce vécu pourrait être le prototype des crises existentielles normales et pathologiques, représentant dans la psyché le vestige de — pour ne pas dire la fixation à — la première, les premières expériences de séparation et de retrouvailles vécues comme telles.

Du point de vue économique

La crise existentielle permet de se dégager des investissements libidinaux anciens, de s’en libérer et se rendre ainsi disponible pour de nouveaux investissements. En pathologie les investissements des malades avant la crise sont déjà, en général, à peu près inexistants, ou en tout cas fragiles. Les investissements des psychotiques sont instables par l’absence d’une véritable triangulation. Les investissements réalisés après la crise existentielle, du moins dans le cas de la crise productive, témoignent d’un resserrement du faisceau libidinal; ils sont focalisés sur l’oeuvre, la tâche, et en pathologie, sur le délire. La crise existentielle productive remplace l’objet naturel, naïf, prêt à l’emploi qui sert habituellement et normalement à la satisfaction de nos besoins pulsionnels par un objet artificiel, virtuel, car à créer et qui resterai en permanence en état d’être recréer, un objet au second degré, un objet sublimatoire. La crise existentielle surmontée accroît les capacités cathartiques de l'individu. Le vécu psychotique initial couvre et dissimule une crise existentielle d’un genre spécial, propre au psychotique.La spécificité de la crise existentielle des psychotiques est à chercher dans leur rapport au réel. Les insuffisances de l’organisation du réel dans les structures psychotiques, dues à des troubles de la genèse des paramètres du réel jouent un rôle essentiel. Elles entrent dans ce que H. Ey (14) appelle les conditions négatives des hallucinations.

 

Dans les crises existentielles des créateurs l’organisation du réel ne sort, virtuellement transformée de la crise que dans ses dimensions effectivement manipulables, matérielles, sociales, culturelles et relationnelles. Les psychotiques, quant à eux, touchent aux paramètres fondamentaux et s’enfoncent dans le délire. Avant la production du V.P.I. dans une structure psychotique s’équilibrent les défenses psychotiques dirigées contre la prise de conscience du caractère réel, de l’existence autonome de l'objet et les défenses moiïques opposées aux pulsions trop puissantes. Après le V.P.I. les défenses psychotiques occuperont le devant de la scène pendant toute la durée du processus psychotique, même si les défenses moiïques arrivent à endiguer l’envahissement pulsionnel.

 

Nous avons analysé le vécu psychotique et individualisé un vécu psychotique initial. La production d’un V.P.I. consacre l’échec économique de la structure psychotique dans les conditions de fonctionnement qui étaient les siennes auparavant et inaugure la crise de restructuration qui doit permettre au sujet de réaliser un équilibre économique plus satisfaisant, le plus souvent au prix de régressions durables. Du point de vue topique le V.P.I. ouvre la voie à l’envahissement pulsionnel par le retour de l’objet, la tentative de restauration de la fonction de l’objet. L’action est déplacée du dedans au dehors. Du point de vue dynamique le V.P.I. est une expérience de satisfaction inattendue et méconnue qui vient animer une vie devenue aride. Il annonce la reprise des conflits psychiques, le début du processus psychotique.

 

REFERENCES

  [2]   Minkowski E.  Traité de Psychopathologie, P.U.F., 1966, p. 241

 

[3]MOREAU (de Tours) J. : Du hachisch et de l'aliénation mentale, Analectes. p. 31

 

 

 

 

 

Page d'accueil                            Table des Textes              Retour première page