DÉSORGANISATION ET RÉORGANISATION,

                                       à propos d'une observation

              Paul WIENER


 
RÉSUMÉ

Pourquoi et comment employer les notions de désorganisation et de réorganisation ? La psychose hystérique est proposée à propos d'un cas publié récemment dans cette revue comme exemple d'une pathologie désorganisatrice de la psyché du malade, de son fonctionnement et de ses relations avec son entourage. Constater une désorganisation et poser un diagnostic psychiatrique relèvent-ils d'une même démarche ? Différentes variétés de désorganisation et de réorganisation sont passées en revue. La désorganisation est enfin discutée comme changement irréversible.

Mots clés : Désorganisation psychique — Réorganisation psychique — Psychose hystérique — Irréversibilité — Entropie — Plaisir — Diagnostic.

 

SUMMARY

Disorganization and reorganization. Why and how should we use notions of disorganization and reorganization? Hysterical psychosis is put forward in connection with a case published recently in this revue as an example of a pathology which disorganizes the patient's psyche, functioning and relationship with his entourage. Are noting the presence of a disorganization and settling on a psychiatric diagnosis one and the same process? Different varieties of disor­ganization and reorganization are examined. Lastly, disorganization as an irreversible change is discussed.

Key words: Psychic disorganization — Psychic reorganization — Hysteric psychosis — Entropy — Diagnosis.

 

 

   La notion de désorganisation, placée dans le contexte de l’évolution interdisciplinaire des idées et éprouvée à propos du cas de Mlle Y, a fait l’objet dans la revue L'Information psychiatrique de la publication d’un bouquet de beaux textes. [1]   L'observation publiée m’a rappelé une autre malade de ce même hôpital de Soisy. J’ai eu à la soigner en 1969-70. A la même époque, sous l’influence déterminante du psychosomaticien Pierre MARTY, je me suis intéressé déjà à la désorganisation et à la réorganisation en psychopathologie. J’attribue le regain d’intérêt actuel pour ces notions à l’influence persistante de son oeuvre. 2

 

Une "reine folle"

Notre "reine folle", Mlle X, suivie avant son hospitalisation par un des psychiatres chevronnés du secteur d’adulte du XIIIème arrondissement de Paris, répandait la même détresse que Mlle Y de l'observation citée.Elle rayonnait à l’occasion de la même séduction, submergeait tout autant l’équipe du pavillon par sa demande et nous terrorisait de la même façon par sa violence. Sans  verbaliser aussi bien l’équipe hospitalière de cette époque révolue s’est orientée vers des attitudes tout à fait semblables à celles adoptées plus récemment par les soignants de Mlle Y. Elle et l’équipe jouaient mutuellement au jeu de la bobine des apparitions et des disparitions, comme le dit B. ODIER. On cherchait également à regrouper et à contenir, ses « investissements fragmentaires » (S. GAUTHIER). Nous avons eu l’ambition à l’époque, comme les soignants actuels, de réfléchir en termes d’inspiration psychanalytique. Cependant c’est un diagnostic psychiatrique, bien qu’atypique, celui de la psychose hystérique qui a été avancé pour Mlle X Je pense encore que porter ce diagnostic était justifié. Il convient tout aussi bien à mon avis à Mlle Y.

 

Ce terme introduit ou, en tout cas, utilisé par S. FREUD (hysterische Psychose), (2)

a été comme chacun sait, repris en France par FOLLIN. Il s’agit dans la psychose hystérique d’une psychose authentique, dissociée ouévoluant vers la dissociation, avec une symptomatologie importante d’allure hystérique. La dynamique de la pathologie s’inscrit dans la vie relationnelle d’où la promptitude à l’agir. On pourrait caractériser la psychose hystérique comme une psychose de comportement dissociative désinhibée. Les psychoses de comportement s’opposent aux psychoses des sujets bien mentalisés. Les paraphrènes sont les meilleurs représentants de ces derniers. Elles se distinguent également des psychoses de caractère comme la paranoïa. La catatonie serait une psychose de comportement inhibée. En adoptant la décomposition du fonctionnement psychique par Pierre MARTY en fonctionnement mental, caractériel et comportemental on justifie la notion de psychose hystérique comme étant la catégorie nosographique intégrant les psychoses à expression comportementale. (On peut lire à ce sujet sur ce site : Structure psychique et maladie mentale). Les malades présentant le tableau de la psychosehystérique ont une allure tout à fait désorganisée qui justifie l’usage à leur propos du terme de désorganisation. Quel est l’intérêt de la notion de désorganisation ? Quel est son statut dans notre appréhension de la réalité clinique ?

 

La notion de désorganisation

La notion de désorganisation, (qui n’est pas à proprement parler une notion métapsychologique), a des implications topiques mais il s’agit d’avantage d’une notion à incidences économiques. Elle décrit essentiellement des événements pathologiques macropsychiques. A ce titre elle est comparable, mutatis mutandis, aux notions de la thermodynamique qui s’occupent des phénomènes macrophysiquesindépendamment des mécanismes qui les sous-tendent.I. Prigogine (6) oppose le fonctionnement thermodynamique irréversible et les mécanismes spécifiques tendant à rétablir la réversibilité par des montages fonctionnels. La question de« comment » ne peut se poser en termes thermodynamiques. Seules les lois générales sont étudiées dans ce cadre mais non les mécanismes sous jacents. La psychopathologie peut être abordée du point de vue économique par une voie d'approche comparable à celle de la thermodynamique, (5) comme j'ai cherché à le montrer à propos de la psychose.

 

On peut reconnaître à la désorganisation une tendance à l’irréversibilité. Je la considère comme l'expression d'un mouvement vers l'état d'équilibre de type thermodynamique. C’est par la voie des mécanismes spécialisés, bio-physio-psychologiques et relationnels que se reconstruit ce qui a été défait par la désorganisation. Ces constatations, comme on le verra plus loin, sont importantes. La notion de désorganisation s’applique à des structures et à des processus d’ordre divers. Le niveau d’analyse où elle se situe est différent de celui de la description phénoménologique des faits psychopathologiques et de leurs mécanismes. On accède ainsi à un niveau de généralisation qui autorise des rapprochements intéressants, en particulier interdisciplinaires. Les notions de désorganisation et de réorganisation permettent, par ailleurs, commej’ai tenté autrefois le faire, (7) de constituer le cadre d’une nosographie.

 

      Les catégories nosographiques habituelles et les notions de désorganisation et de réorganisation appartiennent ainsi à des catégories distinctes. La désorganisation et la réorganisation désignent l’état général, macroscopique de la structure et de l’organisation psychique, en tant que résultat de divers processus qui animent ces dernières. Elles mettent en scène la dialectique de la réversibilité et de l’irréversibilité. Le degré d’irréversibilité d’une maladie est un bon critère de sa gravité. Citons à ce titre H. EY : la schizophrénie se situe non pas au début, mais à la fin de l’évolution. On comprend cette assertion si on remarque que la schizophrénie non traitée, et même traitée, implique toujours un certain degré d’irréversibilité. Mlle X, mais aussi Mlle Y ont présenté toutes les deux à certains moments un haut degré de désorganisation. On peut néanmoins les considérer, dans la mesure où on utilise cette catégorie diagnostique, comme des psychoses hystériques. Un diagnostic psychiatrique et l'appréciation du degré de désorganisation de la structure psychique de la malade relèvent donc de deux points de vue différents qui se complètent. L’usage de la notion de désorganisation ne remplace pas le diagnostic psychiatrique. L’observation des mouvements de désorganisation et de réorganisation de l’état psychique d’un malade renseignent surtout sur le niveau de stabilité de son organisation psychique. La désorganisation ne peut donc se définir par aucun mécanisme propre, même par opposition. Tous les mécanismes sont susceptibles de se désorganiser. (8) Ainsi il ne me paraît pas exact de dire que la désorganisation soit aux antipodes du clivage. Je parlerais, par contre, de désorganisation par dissociation. (laissons de côté la comparaison des notions du clivage et de la dissociation, notions, qui pour moi ne sont pas équivalentes. Dissociation équivaudrait à des clivages multiples).

 

Formes cliniques de la désorganisation

Je voudrais maintenant rappeler quelques aspects de la désorganisation et de la réorganisation sur lesquels les exposants du Colloque de l’ASM XIII n’ont pas insisté. Pierre MARTY a opposé désorganisation et régression. La régression, même pathologique, implique dans sa conception un pallier d’arrêt du mouvement vers le bas de l’échelle ontogénétique du développement libidinal. La régression est sollicitée par l’ancrage du point de fixation correspondant. C’est en absence de tels points de fixation que se produit le mouvement régressif sans pallier d’arrêt, la désorganisation progressive. Celle-ci peut rester purement psychique, relationnelle ou comportementale (suicide), mais souvent elle s’exprime, comme c’est bien connu, par des maladies somatiques graves, infarctus de myocarde, recto-colite hémorragique, etc..On retrouve la notion controversée du saut dans le somatique La désorganisation progressive tend vers l’irréversibilité maximale c'est à dire l'entropie maximum de l'équilibre de type thermodynamique; Il peut s'agir de la mort, physique ou psychique.

 

Les personnes qui disposent de solides fixations sur leur chaîne régressive majeure sont à l’abri de la désorganisation progressive. La notion de la désorganisation progressive me paraît particulièrement utile et justifie à elle seule le recours à la notion de désorganisation. La psychose hystérique semble justement manquer de paliers régressifs. L. MULDWORF et S.GAUTHIER évoquent d’ailleurs une période de désorganisation progressive chez Mlle Y. La désorganisation progressive peut, heureusement, grâce à la thérapie, se rattraper comme le montrent ces mêmes auteurs et S. Gauthier à propos de la prise en charge institutionnelle de Mlle Y. Elle n’est donc pas toujours irrévocablement irréversible de nos jours. La désorganisation somatique chez les psychotiques peut constituer dans certains cas un palier d’arrêt régressif, au moins temporaire. Chez d’autres, en particulier chez des personnes de structure psychotique sans psychose manifeste, elle prend la signification et la gravité de la désorganisation progressive.

 

Pour délimiter la notion de désorganisation, celle de l’inorganisation, si utile dans la clinique de l’enfant, est à citer en premier. Certains enfants arriérés profonds que j’avais en charge à l’hôpital de Perray-Vaucluse à la fin des années soixante m’ont donné l’impression de manquer d’organisation psychique, de ne même pas disposer d’une ébauche de personnalité. Ils étaient néanmoins capables de relations affectives rudimentaires avec les soignants. On pouvait estimer qu’ils n’avaient pas acquis de véritable structure psychique personnelle. Du point de vue organisationnel ils sont restés inorganisés. Leur organisation psychique ne s’est pas défaite; elle n’a jamais pu exister. Certains enfants psychotiques devenus adultes donnent également cette impression de n’avoir pas pu s’organiser en personne.

 

Pour les psychiatres d’enfant il est également important de reconnaître les inorganisations relatives. Ce sont les psychoses à expression déficitaire, les autismes, les psychoses symbiotiques, et les dysharmonies, psychotiques ou non. Ce terme caractérise mieux les autismes que la désignation "arrêt de développement", car tous les arrêts du développement ne sont pas autistiques. J. de AJURIAGUERRA  (9) les a incluses dans les désorganisations psychobiologiques lésionnelles, d’immaturité et fonctionnelles. Elles sont évidemment à distinguer des simples retards du développement parmi lesquels les retards du langage sont les plus fréquents et les plus importants. Les psychoses de la latence sont de véritables désorganisations.

 

WINNICOTT fait l’hypothèse d’un état initial de non-intégration, sur lequel insiste Ribas. WINNICOTT estime que "c’est le mot désintégration plutôt que celui de non-intégration qui convient lorsqu’on décrit le négatif de l’intégration". Le terme désintégration fait évidemment penser à la désorganisation. (10) Dans cet ouvrage à visée théorique et synthétique "La nature humaine", il ne semble pas individualiser les inorganisations. On peut considérer que les inorganisationssont les échecs de l’intégration. Mais compte tenu de la richesse de l’œuvre si nuancée de Winnicott on ne peut guère tirer des conclusions définitives d’une seule prise de position.

 

Les notions de structure, d’organisation et de processus sont complémentaires de la notion de désorganisation. Si on introduisait une différence entre structure et organisation psychique, comme j’ai pu le proposer, alors on devrait distinguer déstructuration et désorganisation. Mais en clinique quotidienne l’usage d’une terminologie précise, fondée en théorie, n’est ni commode ni toujours utile.

 

 

Suite