Le vécu psychotique initial comme pare-excitations

           Paul WIENER     paru dans Adolescence, 1995, 26, 62-68

 

Gérard 

La mère de Gérard aurait eu un passé traumatique. Elle a été placée successivement dans plusieurs familles d'accueil et aurait même été violée. Comme souvent dans des cas semblables, elle a formé le projet de protéger ses enfants des frustrations, de leur donner, dans une visée réparatrice, ce qu'elle n'a pas reçu elle-même. On sait que prendre de telles précautions ne suffit pas toujours pour éviter les répétitions transgénérationnelles. Elle a, en tout cas, familiarisé son fils avec le thème du traumatisme. Actuellement, elle est assistante maternelle. Elle estime être mieux parvenue à protéger des traumatismes les enfants placés chez elle que les siens propres. Pour parler de ses problèmes personnels, la mère s'adresse à l'équipe de l'aide sociale à l'enfance.

Le père est au chômage de longue durée. Malgré un infarctus subi à l'âge de trente ans, qui l'a obligé à changer de métier six ans avant la première consultation demandée pour Gérard, il est en bonne forme physique. Il est noté une grande cohésion familiale du côté paternel ; autrefois quatre générations partaient ensemble en vacances.

Gérard est âgé de treize ans et demi au moment de la première consultation, second d'une fratrie de quatre garçons. Il est sympathique, de petite taille, a une tête ronde, il est débrouillard, dispose d'une autonomie précoce. Sa présentation et son caractère diffusent un halo d'archaïsme, que n'ont pas ses parents, et qui évoque les jeunes campagnards d'autrefois. L'intelligence et le niveau verbal sont moyens.

Gérard est mal dans sa peau depuis plus d'un an. À l'époque de la première consultation, il présente des « crises » de pleurs. Pendant ces « crises » il peut se montrer très agressif. On apprendra plus tard que ses épisodes rappellent fortement ceux, spasmophiliques, de la mère, qui alors pleure, crie et bave. Avoir reconnu les similitudes entre ses «crises» et celles de sa mère a été un moment important de sa psychothérapiepie ultérieure. Gérard fait également, quand il ne va pas bien, des cauchemars répétitifs : des gens le frappent, il tombe dans un grand trou noir.

Sa psychothérapeute estime qu'on peut parfois noter au cours des premières séances de psychothérapie ou de psychodrame chez des garçons âgés de douze ou treize ans, marqués par des ruptures existentielles traumatisantes, des rêves similaires de chute. Ont-ils, en l'occurrence, une signification transférentielle ? S'agit-il, par ailleurs, dans ces rêves de chute de la réalisation d'un plaisir ancien de la petite enfance, de celui de se laisser aller à tomber, plaisir secondairement transformé en angoisse par la censure, comme l'a suggéré S. Freud? Où est-ce la traduction onirique de traumatismes plus actuels ? On sait que la puberté elle-même peut prendre une connotation traumatique. Le langage du traumatisme est parlant à l'adolescence.

 

Dans un autre rêve Gérard a vu son père mort. J'ai également noté des fantasmes de mort chez la mère à l'égard de son mari. Elle semble présenter une organisation psychique de type hystérique. De toute façon, une maladie grave, comme l'infarctus du père, réveille l'ambivalence et renforce la prédominance du thème du traumatisme. Gérard se dit aussi « poisseur », ce qui veut dire que ce qu'il pense (de désagréable), se réalise. Il se méfie donc de sa propre ambivalence. Il a aussi des idées de suicide, deux tentatives auraient été amorcées. Le tracé électro-encéphalographique est irrégulier et instable, dans le sens de l'excitabilité corticale, sans accidents paroxystiques, ni signes de localisation. L'ensemble de l'évolution, ici rapportée, s'est étendu sur trois ans.

Il n'aime pas l'école, et a eu en permanence des problèmes disciplinaires qui l'ont obligé à changer d'établissement. Il pense que des complots ont été ourdis pour le renvoyer de l'école. Aurait-il transposé ses angoisses pubertaires sur la scolarité et la vie au collège ? Il présente une certaine prématurité et nie implicitement les différences de générations, voulant être traité d'égal à égal par ses professeurs.

Au moment de la première consultation, Gérard demande à être hospitalisé ou, suite à mon refus, à aller en maison de repos. Il désire partir de chez lui. Cette exigence est répétée avec insistance. On dirait qu'il voudrait se soustraire par ce biais à la pression pulsionnelle, échapper aux sollicitations trop fortes de son inconscient. Son angoisse dépasse celle à laquelle tous les adolescents ont à faire face. Il demandera des médicaments qu'il ne prendra pas régulièrement. Un certain nombre d'événements réels ou plus ou moins imaginaires véhiculent le danger d'envahissement pulsionnel ; en particulier la famille maternelle a été une source permanente de traumatismes pour Gérard.

 

Traumatismes psychiques

Pendant la maladie de son père, étant alors âgé de sept ans, il a été accueilli chez une tante maternelle, prostituée de son état, qui aurait reçu des hommes chez elle. Le garçon devait alors quitter l'appartement. Elle l'aurait aussi malmené, frappé de manière sadico-érotique. Il n'a jamais raconté à ses parents ce qui s'était passé. Ultérieurement, la tante serait venue en visite chez eux pour raconter « ses exploits» sexuels. Sa mère a également un frère clochard qui fait la manche dans leur ville, et qui, en visite chez eux, s'est disputé puis s'est battu avec son père. Les parents ont confirmé ses dires. Dans un passé récent, son professeur de judo aurait tenté des attouchements à la piscine ; «Il m'a pris ma pudeur». Ces souvenirs traumatiques s'imposent à lui, après coup, avec beaucoup d'insistance. Connotés d'inceste, ils ont été réactivés et ont reçu une nouvelle signification par la poussée pulsionnelle pubertaire. Enfin, les deux fillettes de l'Aide sociale à l'enfance placées dans la famille représentent pour lui une source d'excitation érotique désagréable. Elles ne reçoivent plus la visite de leur père, qui aurait pratiqué des attouchements sexuels. Elles pleurent, ce qu'il supporte mal. Il se souvient alors d'avoir été battu. Il s'identifie facilement aux enfants maltraités, est-ce une conséquence de son identification à la mère? Tous ces éléments, me semble-t-il, sont porteurs de menaces d'envahissement pulsionnel.

Les traumatismes chez Gérard n'ont pas été élaborés. Il les ressasse ; la répétition ne conduit pas vraiment à l'abréaction. Aucun système de pare-excitations concernant ces vécus n'est rétabli. Le langage du traumatisme, coutumier à sa mère, sert essentiellement dans ce cas de support de communication pour parler du danger d'envahissement pul­sionnel.

Le grand-père maternel, l'unique être qui « était bon dans sa vie » est décédé. Lui, « il n'aime pas sa vie ». On dirait que Gérard fait collection de souvenirs traumatiques. «Un jour ça va exploser», disait-il. Est-ce la puberté qui est la situation traumatique à laquelle il voudrait pouvoir échapper et dont les exigences pulsionnelles font mûrir cet état douloureux ?

Malgré plusieurs tentatives pour organiser des séjours extra-familiaux, il n'est pas parti. Il devait également entrer, en qualité d'interne, dans un établissement pour apprendre l'horticulture — c'est-à-dire suivre l'exemple de son père, dont le premier métier, abandonné pour raisons de santé, a été paysagiste (jardinier ?) — mais il n'a pas pu s'inscrire pour des raisons administratives. La situation devenait donc progressivement critique, malgré une psychothérapie rapidement commencée. Est-ce à cette époque qu'il s'inventait, « se refaisait un monde », «un beau monde », comme il me l'a raconté plus tard, « la campagne et tout ça », un monde où il était heureux. «Ça allait mieux après. » Cependant la décompensation s'annonçait. La psychothérapeu te et moi-même refusions encore d'admettre l'existence d'une structure psychotique chez Gérard. C'est alors qu'il a fait état d'un vécu que j'ai l'habitude d'appeler «vécu psychotique initial » et qui annonce un changement d'objet imminent.  1

 

Son vécu psychotique initial

Il a aperçu un matin le visage du grand-père décédé dans le reflet de l'évier, ce qui lui a fait à la fois très peur et très plaisir.Les changements inéluctables d'objets sont fréquents au cours de l'existence. Les adolescents abandonnent leurs objets acquis au cours de l'enfance et de la latence et cherchent l'accès à l'objet sexuel génital.Ces changements ne se font pas sans recours à des objets transitionnels. On a appris à les reconnaître chez le petit enfant à la suite de la description de D. W. Winnicott. Mais ils existent également chez les adolescents. On trouve aussi des objets transitionnels, dans certains cas, chez les psychotiques.     [2

 

J'utilise donc la notion d'objet transitionnel dans un sens plus large que Winnicott. Par ailleurs, un aspect important de la décompensation psychotique consiste dans le renoncement à l'objet réel en faveur de l'objet délirant.

J'ai appelé vécu psychotique initial l'expérience prédélirante au cours de laquelle émerge un objet transitionnel. C'est déjà hallucinatoire, mais non encore délirant. Habituellement le vécu psychotique initial annonce l'épisode aigu. Pendant la période précédant sa production, le sujet a perdu progressivement ses investissements. La nécessité de réorganiser toute l'économie psychique se fait alors sentir.

Nous avons tous, même devenus adultes, nos objets transitionnels en réserve, qu'il s'agisse de petites manies innocentes, de hobbies, ou d'intérêts artistiques. Ces objets transitionnels quotidiens ont la particularité, et c'est à ce titre qu'ils m'intéressent ici, d'autoriser des activités répétitives régressives, excellents remèdes contre les micro-traumatismes auxquels nous sommes en permanence soumis. Ce sont, en quelque sorte, des représentabilités de rechange, que nous pouvons mobiliser pour permettre le rétablissement de nos systèmes de pare-excitations entamés. Nous affichons, pour ainsi dire, un écriteau « fermé pour travaux », ou pour « inventaire ». La constitution de nouvelles représentations coûte économiquement cher. Il est plus facile de faire appel à des représentations prêtes à l'usage.

Le vécu psychotique initial est néanmoins une nouvelle représentation qui n'est guère traumatique, mais au contraire, contre-traumatique. On sait que les hallucinations jouent souvent chez les psychotiques le rôle de pare-excitations contre des émergences fantasmatiques. Un tel rôle peut revenir chez des non-psychotiques aux céphalées ou aux douleur lombaires, entre autres. La douleur comme les hallucinations recouvrent de leurs « bruits » les exigences des rejetons de l'inconscient, pour utiliser une expression consacrée. Ceux-ci sont capables d'infliger de véritables traumatismes d'origine interne. Le vécu psychotique initial est également un système de pare-excitations actif qui masque le traumatisme qu'occasionne immanquablement chez ces sujets de structure psychotique la satisfaction des désirs. Une fois le vécu psychotique initial (moment de satisfaction de désir) expérimenté, le sujet, désireux de revivre l'événement hallucinatoire, de répéter l'expérience, désarme dans ce but ses défenses habituelles contre la pression de son inconscient et se laisse, après quelques jours de latence, envahir par ses pulsions. L'épisode aigu, l'envahissement pulsionnel, traumatique, se déclare.

 

Décompensation somatique

Dans le contexte d'alors, j'étais fortement impressionné par le vécu de Gérard et je me voyais obligé d'accepter l'idée qu'il pouvait présenter une structure psychotique. Je m'attendais donc au déclenchement d'un épisode psychotique aigu. Effectivement son état est devenu de plus en plus critique à la maison : il n'allait plus au collège, était très angoissé. Ses parents, son psychothérapeute qui le connaissait depuis peu, ainsi que moi-même, devenions de plus en plus préoccupés. La crise s'approcha et la décompensation se produisit mais pas du tout sur le mode psychotique attendu. Gérard a fait une péritonite. Il a beaucoup souffert. Resté assez longtemps hospitalisé, il allait beaucoup mieux après sa sortie.

Cet aboutissement d'un processus psychotique engagé n'a rien d'exceptionnel. La « paludothérapie », méthode de choc d'autrefois, était basée sur des «guérisons» de ce genre. Je me souviens d'un jeune adolescent psychotique qui allait de plus en plus mal malgré des doses importantes de neuroleptiques. Il s'est trouvé fortement amélioré par un zona intercurrent. À la suite du vécu psychotique initial s'engage une désorganisation d'allure progressive. Est-elle déjà de nature psychotique, concernant essentiellement le fonctionnement mental ? ou encore de nature indéterminée, un carrefour à partir duquel la désorganisation peut s'attaquer à des substrats différents? On dirait, en tout cas, que le plancher régressif constitué par une maladie somatique peut arrêter (transformer? dévier ?) le processus de désorganisation progressive psychotique. Un événement, ou une maladie, à valeur traumatique survenus à propos auraient donc ce pouvoir. Les traumatismes bénéfiques, déclencheurs de crises, ont leur rôle dans l'économie psychique individuelle. Ils sont capables de la réorganiser. Pensons donc à Paul sur le chemin de Damas, à la maladie de Nietzsche à Bâle. La désorganisation progressive somatique est plus archaïque et potentiellement plus dangereuse, pouvant engager le pronostic vital (autrefois on mourait de péritonite), mais du moment que, de nos jours, l'inter­vention chirurgicale permet de sauver le patient, la désorganisation somatique est fonctionnellement plus acceptable.

La menace de décompensation psychotique s'est éloignée après la sortie de Gérard de l'hôpital. Il s'est apparemment trouvé de nouveaux investissements peu recommandables, mais rentables économiquement : drogue et délinquance. Il a eu aussi plusieurs accidents de la cir­culation, qui auraient pu être graves. Ferait-il preuve d'une certaine traumatophilie ? Pendant deux ans la situation s'est stabilisée sur des bases plus saines. Il a abandonné la drogue et ne volait plus dans les voitures en stationnement. Antérieurement il fréquentait surtout des garçons plus âgés, ensuite il a eu des relations plus stables avec des garçons et des filles de son âge, sans toutefois manifester un intérêt particulier pour les filles. Autrefois Gérard fuyait le contact avec son père. La fragilité réelle ou supposée de la santé de celui-ci, des fan­tasmes de mort à son égard, n'empêchent plus Gérard de bien s'entendre avec lui. Il l'aide dans le jardin, ils vont se promener ensemble. Le père semble, d'ailleurs, plus sensible aux problèmes de son fils. Est-ce que le père a pris dans le système d'investissement de Gérard la place du grand-père disparu en tant que bon objet?

Au collège, il y a eu pendant deux ans moins de problèmes de discipline mais Gérard n'a jamais réussi à bien travailler. La psychothérapie continue. Il manque volontiers des séances. Ses absences traduisent la diminution de son angoisse. Il a «refermé une porte» dit-il, et espère « qu'elle ne se rouvrira pas un jour». La thérapeute remarque de nombreux moments d'introversion. La relation thérapeutique l'autorise donc à des moments de fantasmatisation bienfaisante. Le matériel n'est pas trop riche. Dernièrement, il s'est de nouveau retrouvé dans une situation existentielle difficile, sans perspective scolaire ou professionnelle; situation aggravée par la naissance d'un petit frère. Peut-être subit-il aussi une pression pulsionnelle accrue ? La vie continue cependant avec ses difficultés éprouvées vivement à l'adolescence.

L'image du grand-père perçue dans le reflet de l'évier a bien été un objet transitionnel, d'abord entre le réel et le délire qui s'annonçait. Mais cette transition n'a pas eu lieu malgré sa structure psychotique. Est-ce son insertion dans le réel qui s'est avérée suffisamment solide, l'étayage de ses relations d'objet, de qualité? C'est un autre passage qui s'est annoncé. La grave maladie somatique a évoqué le spectre de la perte définitive de toute relation d'objet, celui de la mort. L'image du grand-père disparu est devenue, pendant un moment aussi, objet transitionnel entre la vie et la mort. La perspective de la mort, frôlée mais évitée, s'est substituée à celle, apparemment plus menaçante et moins réversible, de la folie. L'éventualité de la mort est l'ultime réalité traumatique à laquelle peuvent apparemment s'accrocher, comme à une dernière branche de la régression, ceux qui, malgré leurs dispositions innées à la psychose, ne veulent pas se laisser dériver au-delà des contingences humaines quotidiennes. La mort, déjà bien présente dans cette famille, entr'aperçue une nouvelle fois, semble ainsi avoir rendu leurs prix aux objets réels vers lesquels de nouveaux objets transitionnels ont reconduit Gérard, objets dangereux mais qu'on peut espérer temporaires, la drogue et la délinquance, suppléés ultérieurement dans leurs fonctions « psychopompes » par la famille et les amis. Gérard n'est sans doute pas définitivement à l'abri de nouveaux épisodes, mais espérons que sa psychose latente ne se transformera jamais en psychose manifeste.

 

Pare-excitations

Le pare-excitations maternel permet le développement du système de pare-excitations personnel. A côté des systèmes de pare-excitations sensoriels réunis en un ensemble global existent chez chacun de nous des pare-excitations fonctionnels qui nous protègent au cours de l'exercice de certaines fonctions. Une autre observation présente la défaillance du système de pare-excitations fonctionnel spécifique de la défécation.     [3]

 

Commel'a signalé S. Freud, l'homme est vulnérable pendant la défécation dans les conditions naturelles. Des défenses, ne serait-ce que psychologiques, sont à élaborer au cours de l'enfance et ensuite à activer contre l'angoisse liée à cette situation de vulnérabilité. L'observation de Gérard présente un système de pare-excitations pathologique, le vécu psychotique initial, chez un adolescent de structure psychotique en danger d'envahissement pulsionnel. Toutefois ce vécu s'est avéré inadapté aux besoins et aux possibilités de l'économie psychique et a été suivi non pas d'un épisode psychotique aigu, mais d'une maladie somatique grave. La péritonite de Gérard aurait assuré efficacement, pour un temps, la fonction de pare-excitations contre les sollicitations excessives de son inconscient.

 

Le mouvement de transfert de l'angoisse, devant la recrudescence pulsionnelle de la puberté, se fait chez Gérard avec une activation secondaire des défenses psychotiques. Le vécu a eu des connotations traumatiques, ce qui explique, en partie, la gravité des conséquences, en absence d'un système efficace de pare-excitations.


[1]  Wiener M. et P., Vécus d'adolescents et vécu psychotique initial, Adolescence, 1984, 2, 1, 81-85.

 

[2]   Wiener P., Structure et processus dans la psychose, Paris, PUF, 1983

 

[3]   La défaillance d'un système de pare-excitations, in Wiener Paul Pare-excitations, deux observations, Adolescence, 1995, 26, 55-62

 

 

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