Structures psychiques et maladie mentale, suite  2/2

            Les structures psychiques selon les modalités d'élaboration

            Grâce à l'élaboration fantasmatique se réalise l'unité fonctionnelle du monde, de la vie consciente et de la vie pulsionnelle. L'élaboration est une activité globale. On peut individualiser ses composantes, la mentalisation, la voie de l'action et la réponse caractérielle (P. Marty). La mentalisation est la capacité du sujet, nourri de son inconscient, à reprendre par la pensée, via le préconscient, les termes des problèmes qui se posent à lui. Chez de tels sujets, désirs, conflits, ambivalence, frustrations, perte d'objet, tout trouve son expression au niveau mental. Ce qui se traduit par une vie fantasmatique et onirique riche, des capacités d'association et de création. Des sujets démunis de bonnes capacités de mentalisation ont souvent des possibilités accrues de passage à l'acte. Les représentants pulsionnels ne sont pas repris dans les processus mentaux, mais ont tendance à se traduire directement dans l'action. Il s'agit d'acting, mais non d'acting-out, car l'action engagée peut rester pertinente. Si on peut considérer la prépondérance de l'acting comme constituant une variété de la normale, la propension aux réponses caractérielles apparaît le plus sou­vent comme pathologique.

            À ces trois modalités de l'élaboration, j'ajoute, conformément à une remarque de S. Freud, la dimension de l'affectivité (in Der Witz). La production et le traitement des affects constituent, en effet, une modalité de l'élaboration précoce, chez le bébé et le petit enfant. Les déprimés régressent à ce mode d'élaboration particulier au détriment de tous les autres. Ils subissent l'échec de leurs mécanismes habituels d'élaboration mentale et se laissent envahir, non par les contenus de l'inconscient, mais par leurs affects transformés en tristesse et douleur morale sous l'action du Surmoi. Aussi, sur le plan fonctionnel, l'affectivité, sous-tendue par plus ou moins de fixation à la position dépressive, apparaît chez l'adulte comme une quatrième forme d'élaboration. L'homme équilibré dispose de l'ensemble des quatre registres exposés ci-dessus, n'en privilégie aucun, et en use au mieux selon les circonstances.

        Du point de vue de l'allure organisationnelle

        Je distingue entre désorganisations et réorganisations. Les désorganisations s'ébauchent parfois simplement par des mouvements temporaires ou s'installent pour quelques temps au cours des états aigus. La désorganisation par dissociation s'observe dans les différentes variétés de la schizophrénie. Les désorganisations par délibidinalisation (désinvestissement de la relation objectale), sont essentiellement dépressives ou maniaques (surlibidinalisation factice). Les réorganisations, durables et permanentes, rendent une certaine efficacité économique au fonctionnement psychique. On en observe normalement lors des phases de transition de la vie, par exemple à l'adolescence, mais aussi au décours d'une crise existentielle (Nietzsche, Mahomet, par exemple, en ont donné une description). L'étendue des fixations permet d'opposer les structures dotées de possibilités régressives partielles aux structures portées à la régression globale. Les inorganisations relatives sont fréquentes chez les enfants.

Tableau I. Désorganisations, réorganisations et modalités d'élaboration.

 

Processus

Pathologie

mentale          

de    comportement

de caractère

affective

Désorganisations

Décompensations

 

Décompensations

Mouvements

névrotiques aiguës

 

dépressives

et états

Psychoses et épisodes

 

 

 

psychotiques aigus

 

 

Généralisées

ou partielles

Névroses classiques

Psychoses délirantes

Névroses

et psychoses

Névroses

et psychoses

Dépressions         Manies,

mélancolies

 

aiguës et chroniques

de comportement

de caractère

 

Réorganisations

 

 

 

 

Généralisées

Névroses classiques

Perversions et

Idem

Manies

ou partielles

Psychoses délirantes

chroniques

déséquilibres

mentaux

dont paranoia

mélancolies

 


            Nous pouvons résumer ce qui vient d'être dit sous forme d'un tableau à double entrée. En haut, en ligne, est portée la pathologie répartie en quatre groupes, selon les modalités d'élaboration dominante: pathologie mentale, de comportement, de caractère et affective. À gauche, en colonne, je place les processus de désorganisation et de réorganisation; l'un et l'autre peuvent se présenter sous forme généralisée ou partielle. Il s'agit donc de processus qui portent sur la structure psychique (Tableau I). Les désorganisations   progressivesn'apparaissent pas dans le Tableau I.

        On peut procéder ainsi à une classification des psychoses. Ce que j'ai fait autrefois [5] (Tableau II). Je distingue ainsi des psychoses mentales (inhibées ou actives), de comportement (inhibées ou déinhibées et de caractère (passives ou actives). Les processus affectifs se présentent également sous formes passives ou actives.  Du point de vue des processus les psychoses se repartissent entre désorganisations et réorganisations. Les mouvements et les états de désorganisations sont temporaires. Les désorganisations durables sont soit dissociatives soit délibidinalisantes, généralisées ou partielles. Les réorganisations sont aussi  généralisées ou partielles. Les différentes variétés de la psychose désignées par la terminologie classique sont présentées sur le tableau II ci dessous réparties entre les différentes catégories.

 

        Un des intérêts de la notion de structure est de faciliter une certaine prévision. Un garçon de 5 ans est vu en consultation. Il dessine un tout petit personnage. «Il neige. Bonhomme qui monte à la fenêtre, qui tombe, qui se fait bobo. Il saigne, police... soigné par un Monsieur». Tomber, saigner est banal dans la vie, mais en parler au cours de la consultation en dehors d'un contexte approprié ne l'est pas du tout, ce sont des fantasmes et des angoisses archaïques qui se signalent ainsi.


Tableau II. Désorganisations, réorganisations et modalités d'élaboration dans la psychose.

 

Processus

                     Psychoses

Processus

passifs

affectifs

 actifs

     inhibées

mentales

     actives

      inhibées

de comportement

      désinhibées

de caractère

passives

     actives

Désorganisations

 

 

 

Mouvements

et  états

Psychoses et épisodes psychotiques aigus

 

 

Par dissociation

 

 

 

 

 

généralisées

Schizophrénies

Catatonie

Psychoses

Schizophrénies

 

ou

paranoïdes

 

 

 

 

partielles

autistiques     exubérantes

 

hystériques

simples

 

Par délibidinisation

généralisées

 

 

 

 

Manies

partielles

 

 

 

Dépressions

Mélancolie

 

 

 

 

 

psychotiques

Réorganisations

 

 

 

Perversions

Paranoïa

 

 

 

généralisées

PHC

Paraphrénies

 

et déséquilibres

mentaux

des

sensitifs

Paranoïa

 

Manies

Mélancolie

 

partielles

PHC (psychose

 

psychotiques

 

 

 

 

 

hallucinatoire chronique)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


car alors  Alors qu'il joue à peu près normalement avec son frère, son contact fusionnel avec l'adulte, une tendance à l'écholalie et aux réponses stéréotypées, un égocentrisme particulièrement important évoquent également la psychose. Son frère, faux jumeau, ne présente pas ces signes. Cette observation que j'ai utilisée pour mon enseignement a toujours soulevé des objections quant au diagnostic de structure psychotique. Comment prouver la justesse de mon observation ? La psychothérapie proposée n'a pas été acceptée par la famille. Pendant dix ans, je pouvais y repenser, en parler, sans preuve à l'appui. J'ai revu ce garçon à l'âge de 15 ans. Jusqu'alors, semble-t-il, il allait bien. Mais voilà qu'il fait un épisode psychotique aigu à l'adolescence, est hospitalisé, se chronicise. La psychose manifeste a prouvé l'existence de prédispositions qu'on pouvait appeler ou ne pas appeler structure psychotique ou psychose latente.

 

            J'ai déjà rappelé plus haut qu'avant de poser l'indication de psychothérapie chez un jeune enfant très perturbé, le praticien recherche les indices permettant d'espérer la reprise du développement manifestement enravé. Beaucoup de jeunes enfants apparemment très atteints feront rapidement des progrès importants, d'autres moins. Est-ce qu'on peut prévoir, porter un pronostic? En relisant mes notes de la première consultation concernant des cas à évolution favorable, j'ai l'impression que la notion de structure a pu servir. L'existence de structure psychotique n'était en général pas affirmée. Je n'ai évidemment pas l'intention de faire réserver les psychothérapies aux enfants non psychotiques qui peuvent faire rapidement des progrès spectaculaires. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer les petits progrès à petits pas réalisés par des enfants psychotiques, car ce sont ces améliorations sans changement de structure, par simples aménagements économiques, qui vont changer leur vie, la rendre vivable. Par ailleurs, chez l'enfant, peut-être encore plus que chez l'adulte, la bonne mentalisation est un signe favorable.

 

        Chez l'enfant

        Les inorganisations sont fréquentes et se remarquent davantage en clinique psychiatrique infantile que chez l'adulte. On retrouve les désorganisations et même parfois des réorganisations. La préorganisation caractérielle, au sens de l'exposé ci-dessus, se détecte chez l'enfant non psychotique dès l'âge de 3 ou 4 ans. L'enfant étant naturellement porté à agir, il est plus difficile, mais parfois possible, à établir une tendance à l'acting. Aussi bien la préorganisation caractérielle que la tendance à l'acting sont susceptibles de se modifier, voire de disparaître, au cours du développement ultérieur. Chez l'enfant psychotique, c'est surtout la qualité de la mentalisation qu'on peut interroger. Mais ce n'est pas pour autant que la mentalisation est moins significative dans d'autres tableaux. Une autre particularité de la psychose chez l'enfant est la distinction plus difficile à faire que chez l'adulte entre psy­hose manifeste et psychose latente (ou structure psychotique). Le processus psychotique se déclare moins franchement. Cependant, l'épisode psychotique aigu existe chez l'enfant jeune. L'enfant fou, c'est rare mais impressionnant.

            Lors de l'examen clinique, nous apprécions le niveau du développement et la signification actuelle de la pathologie. Dans quelle mesure les troubles du développement sont-ils réversibles? Le potentiel de développement est-il resté intact? C'est là que la notion de la mentalisation se révèle utile. Le Tableau III représente les différentes variétés de la mentalisation reportées à l'état d'organisation du fonctionnement psychique chez l'enfant. La mentalisation est plus ou moins évaluable. Pour simplifier, j'admets deux possibilités: elle est évaluable ou elle ne l'est pas. Quand elle l'est, elle s'avère plus ou moins bonne ou franchement mauvaise (Tableau III ).

La mentalisation chez l'enfant se révèle d'abord par la richesse des échanges qu'on peut engager avec lui, rapidement épanouie en capacité de jeu. L'enfant mentalisé qui parle sait faire de «bons mots». Il utilise à merveille les différentes variantes du «t'es pas beau». À partir de 4 ou 5 ans, le dessin et les histoires racontées à l'occasion du dessin ou du jeu, ou plus rarement indépendamment, sont de bons indicateurs. Ensuite, comme chez l'adulte, on peut interroger les rêves. De nombreuses autres méthodes, comme par exemple le squiggle de Winnicott, permettent d'évaluer le degré de mentalisation. Une bonne mentalisation chez un enfant en difficulté est un argument de poids en faveur de l'indication de psychothérapie.


Tableau III. Psychoses du jeune enfant du point de vue de la mentalisation.

 

 

   Mentalisation

Évaluable

Non évaluable

bonne

mauvaise

Inorganisations

 

Psychoses à

Autisme

relatives

 

expression

déficitaire

Psychose

symbiotique

 

Dysharmonies psychotiques

Désorganisations

Psychoses de la latence

Réorganisations

Délire

de

rêverie

 

 

L'autisme, dans son inorganisation relative, est tout de même une réorganisation (inorganisation relative ou réorganisation: verre à moitié vide ou à moitié plein). J'insiste ici davantage sur l'inorganisation qui se traduit par l'arrêt du développement psychique. On peut en dire autant de la psychose symbiotique. La mentalisation n'est pas évaluable dans ces cas. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas. Je dispose d'une observation d'un autiste aveugle déjà assez grand qui accompagnait ses mouvements stéréotypés de phrases révélatrices de contenus fantasmatiques riches. On peut aussi évoquer à ce titre les témoignages d'anciens autistes. Les enfants à développement déficitaire semblent mal mentalisés. Certains de ces enfants, apparemment surtout ceux chez qui le diagnostic de la psychose n'a pu être affirmé, font des progrès rapides en psychothérapie et se révèlent pas si mal mentalisés. La mentalisation des dysharmonies psychotiques est variable selon les cas. Il en est de même des psychoses de la latence. Les réorganisations spécifiques à l'enfance sont rares. Je n'ai repéré que les délires de rêverie. 

            Pour terminer

            J'insiste sur la nécessité d'intervenir précocement chez le jeune enfant qui connaît des problèmes dans son développement. Tous les cliniciens sont d'accord pouraffirmer que la structure psychique, qu'elle soit considérée comme rapidement fixée ou encore modifiable, s'installe tôt, vraisemblablement au cours de la première année de la vie. Les soignants ont d'autant plus de chance d'être efficaces pour relancer un développe­ment psychomoteur perturbé ou arrêté qu'ils interviennent plus tôt auprès de l'enfant, en collaboration étroite avec sa famille.       

 

RÉFÉRENCES  

1.       Boudon R. La place du désordre. Paris: PUF, 1984.

 

2.       Bouvet M. La relation d'objet. Paris: Payot, 1967: 266-289.

 

3.       Dubal S, Pierson A, Jouvent R. L'approche clinico-expérimentale de la personnalité.

 

Pour la Recherche (Bulletin de la Fédération Française de Psychiatrie) n°12, mars 1997.

 

4.       Piaget J. Le structuralisme. Collection Que sais-je. Paris:PUF, 1968.

 

5.       Wiener P. Structure et processus dans la psychose. Paris: PUF, 1983.

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